Étienne Balibar | Le « Manifeste » par-dessus son temps (Postface pour une réédition) (FRENCH)

Écrit par Étienne BALIBAR

Même s’il n’est pas l’ouvrage « communiste » le plus diffusé dans l’histoire (cette place étant occupée par le « petit Livre Rouge », autrement dit les Citations du Président Mao Zedong, qui concurrence presque la Bible et le Coran), le Manifeste de 1848 reste le texte le plus emblématique de la tradition marxiste révolutionnaire, celui qui en déclare et en explique les intentions, en jette les fondements théoriques dans la forme d’un récit historique doublé d’une analyse sociale et prolongé par un programme politique. Il formule les mots d’ordre au nom desquels s’est organisé et développé (mais aussi, comme dans toutes les grandes « croyances » de l’histoire, scindé et réformé) le mouvement de masse qui – même s’il n’a pas « transformé le monde » au sens qu’il imaginait – aura déterminé plus que tout autre les enjeux de la politique entre la deuxième moitié du 19ème siècle et la deuxième moitié du 20ème siècle. Il a fait ainsi de ses auteurs Marx et Engels [1] l’incarnation d’une figure intellectuelle qu’avait poursuivie toute la tradition philosophique (du moins la tradition occidentale, qui s’est trouvée par là-même universalisée) depuis Platon au moins : celle du « philosophe-roi », ou du discours savant qui, à raison du parti pris qui commande son savoir et que celui-ci, en retour, vient éclairer, produit aussi ses effets dans la vie des hommes. Figure, par conséquent, d’un certain absolu, qui ne serait pas de l’ordre de la transcendance, mais bien de l’histoire et de la politique, où l’objectivité sociale et la subjectivité révolutionnaire s’enveloppent et se déterminent l’une l’autre. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que le titre et le contenu du Manifeste incarnent plus que tout autre document « littéraire » l’insistance et l’incertitude de l’idée de révolution dont les hommes et les femmes du 21ème siècle n’ont pas fini de s’inquiéter ou de rêver.

Ici commencent les difficultés, cependant. Maintenant que le sol des expériences et des évidences sur lesquelles reposait cette incarnation s’est à peu près complètement dérobé – non seulement par l’usure du temps, mais au travers de vicissitudes parfois dramatiques – ou encore (métaphore alternative empruntée à Michel Foucault) maintenant que le texte et les idées du Manifeste ne sont plus dans l’histoire comme un « poisson dans l’eau » hors de laquelle il ne peut respirer[2], quel peut être le statut de ce texte, non seulement pour ceux qui vont continuer à le lire, mais pour tous ceux qui en entendront parler comme de l’expression concentrée du « marxisme » ? Le risque est grand que ce statut oscille entre les deux pôles antithétiques d’un document, voire d’une pièce de musée, à laquelle sans doute il faut consacrer de soigneuses analyses philologiques, idéologiques et sociologiques, mais qui par définition ne dessine qu’un « futur passé » (Koselleck), et d’une prophétie, en quelque sorte intemporelle, ou mieux encore susceptible d’être invoquée comme un signe d’espérance à l’encontre de tous les « faits » – ces faits qu’il faut, comme disait Rousseau, « écarter », pour penser la possibilité de l’émancipation – et qu’on pourra désigner comme une Idée (« l’Idée Communiste »). D’un côté, donc, la théorie rendue aux conditionnements datés de son écriture, de l’autre la pratique comme pure « interruption », bien que sous la forme d’une invocation plutôt que d’une actualité.

C’est pour échapper à cette alternative que, sans prétendre pour autant à la reconstitution de l’absolu, je voudrais dans les pages qui suivent tenter une fois de plus l’expérience d’une lecture critique du texte du Manifeste. J’entends par là une lecture qui examine ses propositions et ses arguments en les prenant à la lettre, mais qui dans le même temps en fasse voir les apories, aussi bien sous la forme de difficultés internes originellement dissimulées, telles que le développement de la « théorie » les a révélées, que sous la forme de points aveugles, tels que ses applications « pratiques » en ont fait voir la réalité. J’espère ainsi au moins entrouvrir la possibilité d’un nouvel usage des formulations du Manifeste, qui continue d’articuler « l’interprétation du monde » et sa « transformation » (suivant l’antithèse énigmatiquement proposée par la « Onzième Thèse sur Feuerbach »), ou se situe au point de bascule de l’une vers l’autre. Mais je n’ai aucune certitude anticipée quant à la proportion dans laquelle (quelque part entre « rien » et « tout ») ces formulations peuvent être « validées ». Rien n’est plus acquis. Tout est, éventuellement, repensable et récupérable sous des conditions à déterminer.

Je procéderai en identifiant l’un après l’autre quelques grands noyaux de sens et de problèmes qui correspondent approximativement à chacun des trois chapitres principaux du Manifeste : l’analogie des révolutions (bourgeoise, prolétarienne) et l’idée de la lutte des classes comme « guerre civile » (chapitre Un); le concept négatif du « politique » en tant que fin de l’Etat  (chapitre Deux); la position de la « théorie de parti » (et de son discours) en dehors des conflits idéologiques et son articulation à la subjectivité révolutionnaire (chapitre Trois). Mais il faut commencer par la fin, quitte à y revenir d’une autre façon après l’examen des « prémisses » dont Marx et Engels assortissent leurs conclusions, présentées comme des mots d’ordre.

*

Le « quatrième chapitre » du Manifeste exprime la « position » (Stellung) des communistes, envers « les différents partis d’opposition » (oppositionellen Parteien). Dans le cours du texte cette dénomination s’élargit à « tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant » tel qu’il se développe, avec des différences et des inégalités, dans « chaque pays » (traduction française de überall, « partout »). Comme l’avait déjà fait le chapitre deux, cette formulation marque clairement que les communistes ne sont pas eux-mêmes un « parti » distinct, au sens organisationnel. Ils constitueraient plutôt l’instance de liaison, la capacité « subjective » qui fait la synthèse entre les « partis » révolutionnaires : en quelque sorte un « parti de partis », ou un « mouvement de mouvements », qui doit les totaliser pour propulser leur action à l’échelle de la totalité elle-même, c’est-à-dire du monde que le capitalisme est en train d’unifier. Cela veut dire aussi que les mouvements qui ont pour objectif de renverser l’ordre existant peuvent être pensés sous un seul point de vue, ou comme l’effet d’une seule logique.

On le voit cependant en examinant les attendus du célèbre mot d’ordre : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! », celle-ci comporte plusieurs faces. Celle qui est au premier plan, c’est l’antagonisme « violent » (en allemand : feindlichen Gegensatz, l’hostilité, au sens d’un rapport à l’ennemi, qui rappelle la « guerre civile », dont il a été question dès l’ouverture du chapitre premier) entre le prolétariat et la bourgeoisie, porteuse et organisatrice de l’ordre capitaliste. Cet antagonisme s’enracine dans le mécanisme même de l’exploitation du travail – qui est ici caractérisé comme travail ouvrier, œuvre d’une classe ouvrière à laquelle le nom de « prolétariat » confère la signification d’une classe radicalement exploitée, sans aucune réserve d’autonomie – au moyen de la propriété privée des instruments de production et du salariat.[3] Il ne peut conduire qu’à un renversement ou une abolition de la propriété capitaliste elle-même. Mais comme celle-ci a récapitulé et « absolutisé » toutes les formes historiques antérieures de la propriété privée, ce renversement aura du même coup la signification d’une abolition de la propriété privée en général. Il mettra fin à l’histoire des luttes de classes (ou come dira plus tard dans le même esprit la Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique de 1959, l’histoire des « formes antagoniques » de la production sociale). C’est évidemment à cet aspect du mot d’ordre final que s’applique d’abord, et par excellence, le qualificatif de communiste.[4] Les communistes sont ceux qui « dans tous les mouvements mettent en avant la question de la propriété » et préparent ainsi le renversement de la propriété privée en « propriété sociale » (chapitre II) (gesellschaftliches Eigentum, parfois – mal – traduit comme « propriété commune »).

Mais il y a deux autres faces du programme, incluses dans le mot d’ordre, que toute l’articulation du texte, en tant qu’il décrit un « mouvement » et pas seulement un « régime », amène à considérer comme corrélatives de la première, et donc comme composantes à part entière de la conception du communisme exposée dans le Manifeste : ce sont l’internationalisme et le radicalisme politique, qui « appuie » tous les partis démocratiques et (en procédant éventuellement à la critique de leurs « illusions révolutionnaires ») les oriente vers ce qui forme objectivement leur « avenir », c’est-à-dire la révolution communiste. Ces deux aspects sont étroitement liés, puisque les formes d’internationalisme qui sont concrètement évoquées consistent précisément à s’installer au cœur de la « tendance » de la démocratie radicale (égalitaire, révolutionnaire) à se dépasser en révolution sociale (ou à sortir de ses « limites bourgeoises »). Il est clair cependant qu’ils n’ont pas exactement le même statut. C’est encore plus clair si on remonte à leur généalogie dans le cours de l’ouvrage. L’internationalisme est immédiatement lié à l’idée même du prolétariat[5] : leur corrélation se fonde sur l’analyse du caractère transnational du développement du capital et, face à lui, du travail. Le capital est comme tel mondial, et « les prolétaires n’ont pas de patrie » (chapitre II). On peut dire que, dans le Manifeste, il y a entre communisme et internationalisme une unité « analytique ». L’un n’est pas pensable sans l’autre. Au contraire l’unité du communisme et de la démocratie est « synthétique », elle conjoint deux termes distincts, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle soit contingente : car sans lutte pour la démocratie, le communisme n’existe pas (c’est elle qui « éduque » politiquement les prolétaires), et sans « conquête de la démocratie »(chapitre II) on ne peut pas passer à la société sans classe, où bien entendu les valeurs de liberté et d’égalité inhérente à l’idéal démocratique sont conservées, et même intensifiées. Cependant, le terme de « démocratie » peut sembler ne désigner qu’un « moyen » politique, une médiation dialectique que le mouvement communiste doit mettre en œuvre pour parvenir à son but. Cette médiation s’évanouit dans son résultat.

Nous aurons à discuter de près la signification et les conséquences, et de cette triple dimension du « communisme » dont le Manifeste énonce les mots d’ordre, et de cette inégalité entre ses termes. Et je dis tout de suite quelle sera au bout du compte la question que je veux poser, sans réponse préétablie : si aujourd’hui, alors que le « parti » annoncé performativement dans le Manifeste (ou que le Manifeste faisait exister par anticipation en décrivant sa nécessité et en définissant sa fonction historique), non seulement est entré dans la réalité (comme croyait pouvoir l’affirmer dès 1872 la nouvelle préface rédigée par Marx et Engels, au lendemain de la Commune de Paris), mais en est sorti (du moins sous la forme organisationnelle qu’il avait fini par revêtir aux 19ème et 20ème siècles), on veut pouvoir continuer à se dire « communiste » et à agir dans l’espace politique en donnant un contenu pratique à ce nom, que deviennent les trois « composantes » du communisme de Marx et Engels (socialisation des moyens de production, internationalisme de classe, démocratie révolutionnaire) ? comment faut-il penser leur articulation ? et quels autres éléments, éventuellement contradictoires avec certains des postulats initiaux, faudrait-il leur ajouter ?

*

J’en viens maintenant à la première des trois analyses conceptuelles qui vont nous introduire au cœur des problèmes latents dans la théorie du Manifeste : elle concerne la conception de la révolution comme « négativité » du processus historique qui est exposée dans le Chapitre Un. Naturellement il ne saurait être question ici de discuter la totalité de ce chapitre, qui réussit le tour de force extraordinaire de résumer (ou de concentrer synthétiquement) les propositions d’une « science de l’histoire » qui n’existe pas encore, autrement dit qui l’invente dans la forme de ses conclusions.[6] Il faut donc passer bien trop vite sur ce qui, aujourd’hui encore (plus que jamais, peut-être), apparaît comme les thèses « géniales » de Marx et Engels, en ce sens qu’elles prévoient des transformations sociales dont, en leur temps, n’étaient observables que les prodromes. Cette « vérification » des projections du marxisme a commencé du vivant même de Marx et Engels (alors même que d’autres pronostics se trouvaient démentis, en particulier celui d’une révolution imminente, qui serait précipitée par l’éclatement d’une « crise générale » du capitalisme). C’est ainsi qu’en 1867, dans la conclusion du Livre I du Capital, après avoir exposé la « tendance historique de l’accumulation capitaliste » en soulignant les effets de socialisation de la production et de concentration de la propriété qu’elle comporte, Marx en vient à décrire la « négation de la négation » dont le contenu est « l’expropriation des expropriateurs ». Il cite alors le Manifeste pour montrer que la forme révolutionnaire de la transformation sociale, opérée par la lutte des classes, est plus que jamais d’actualité. [7] Ce modèle de « collage » a été répété plusieurs fois. Il a joué un grand rôle pour accréditer l’idée que la théorie du Manifeste constituait un « bloc » fondamentalement invariant, à quelques « rectifications » près.

Le Manifeste n’ignore pas, évidemment, le lien de l’accumulation et de la concentration, et il semble pressentir, bien qu’en termes plus philosophiques qu’économiques, la problématique de la socialisation. Mais ce qui l’intéresse avant tout, parce que ces traits ne font pas seulement du capitalisme un système économique ou un « mode de production », mais la condition d’existence et d’activité d’une classe (la « bourgeoisie » marchande et industrielle), ce sont les processus de mondialisation et de révolution en permanence. Le capitalisme est un système « mondial » par essence ou mieux encore c’est le système économique qui « mondialise le monde » en transgressant les limites culturelles et territoriales et en assujettissant toutes les populations à une seule forme de domination, dont le théâtre est le « marché mondial ». Le capitalisme et la bourgeoisie qui le porte sont « révolutionnaires » en ce sens qu’ils ne cessent de transformer les forces productives et de dissoudre les formes sociales qui leur font entrave, y compris celles qu’ils ont engendrées eux-mêmes (à l’exception cependant de la principale, la propriété bourgeoise). Ces deux thèses sous-tendent ce qui, comme je le montrerai, constitue le fil conducteur de la « théorie » proposée par le Manifeste, à savoir l’idée de l’analogie historique entre les révolutions de la bourgeoisie et du prolétariat, qui commande tous les développements du Chapitre Un et leur enchaînement dialectique. Mais avant d’expliciter ce point décisif, je voudrais apporter un correctif aux remarques précédentes. Il est tout à fait vrai que Marx a eu une perception extraordinaire du lien entre capitalisme et mondialisation, qu’il rattache à la nécessité pour le capitalisme d’étendre sans cesse l’échelle de la production, d’approfondir la division du travail, et de généraliser la concurrence entre les travailleurs ou les fournisseurs de matières premières. Cette conception conduit à généraliser la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat à l’échelle de la totalité des formations sociales, qui relèvent désormais véritablement d’une seule et même « histoire universelle » (en allemand Weltgeschichte). Evidemment Marx est attentif aux « inégalités de développement » entre les pays, les régions du monde, ainsi qu’aux décalages produits par le fait que le capitalisme s’empare de systèmes de production qui ont hérité du passé des formes sociales hétérogènes. Mais d’une part (dans le Manifeste du moins), il tend à considérer que la colonisation est seulement un moyen « violent » grâce auquel le capital et la bourgeoisie détruisent les obstacles qu’opposent les sociétés « traditionnelles » à la pénétration de la valeur d’échange ; d’autre part et surtout il pense que la forme sous laquelle le capital soumet le travail pour en tirer sa propre substance est toujours, au bout du compte, le travail salarié qui, précisément, fait de l’ouvrier un prolétaire.[8] Il en résulte que toute la complexité des rapports sociaux et des rapports d’exploitation eux-mêmes dans l’espace mondial où s’étend la domination du capital n’a pas d’autre signification, en dernière analyse, que celle d’un retard ou d’un détour qui n’affectent pas l’essentielle unilinéarité du processus historique menant à la révolution mondiale à travers l’expansion du capitalisme.

C’est l’un des points sur lesquels certaines des rectifications ultérieures sont les plus intéressantes : en particulier celle qui figure dans la nouvelle Préface de 1882 (encore signée de Marx et Engels, immédiatement avant la mort de Marx), qui évoque les effets « géopolitiques » du développement du capitalisme en Amérique et en Russie, reflétant en particulier les discussions de Marx avec les « populistes » russes sur l’avenir communiste possible des formes de propriété précapitalistes qui subsistent dans certains pays. De même que précédemment, quand il réfléchissait aux effets d’accélération de l’histoire que pourrait produire la « discordance des temps »[9] entre la situation allemande et celle du reste de l’Europe, il semble que Marx soit ici au bord de reconnaître qu’une totalité « complexe » ne se développe pas suivant un cours homogène et dans un temps linéaire. Nous allons retrouver cette question. Mais, on le voit bien, aussi longtemps que de telles analyses ne remettent pas en question l’idée de la « simplification » ou « polarisation » des luttes de classes autour d’une forme tendanciellement unique d’exploitation du travail (le salariat), elles ne peuvent finalement que renforcer le déterminisme du développement considéré dans son ensemble.

Nous voici au point principal. La thèse de l’analogie des révolutions est explicite dans le texte : « A un certain stade d’évolution de ces moyens de production et d’échange (…) les rapports féodaux de propriété cessèrent de correspondre au degré de développement déjà atteints par les forces productives (…) Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait briser ces chaînes. On les brisa (…) Nous assistons aujourd’hui à un processus analogue (eine ähnliche Bewegung) (…) la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées… » Et plus loin, sur le versant politique : « au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante (…) prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que jadis une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat… » Cette thèse va bien au-delà d’un mot. Derrière ces formules se révèle en effet un schéma d’analyse qui s’applique à toute l’histoire et surtout à l’histoire « moderne » qui en est le véritable objet. On notera tout de suite que cette idée ne propose pas un schéma statique, du genre : observons les révolutions (ou imaginons-les, pour la révolution prolétarienne à venir), et nous constaterons qu’on peut les ranger sous un même concept, ce qui est néanmoins important pour justifier l’emploi du mot ou choisir une de ses significations parmi celles que l’histoire a sédimentées dans le langage.[10] Il s’agit de pouvoir extrapoler des déterminations de la révolution bourgeoise à celles de la révolution prolétarienne, et plus profondément encore, il s’agit de mettre en place un procès dialectique de « dépassement » par la révolution prolétarienne des limites de la révolution bourgeoise sur la base des contradictions propres de celle-ci, donc des effets qu’elle a produits. Mais ceci suppose quand même qu’une configuration historique typique (la configuration « révolutionnaire ») se reproduise et s’intensifie, donc se répète au moins deux fois. Ce qui veut dire, sur le versant des « acteurs » historiques : la bourgeoisie et le prolétariat sont l’un et l’autre des classes révolutionnaires, non par accident, à un moment particulier de leur histoire, mais dans leur essence. Seulement, à un moment donné, le prolétariat qui était devenu révolutionnaire à l’image de la bourgeoisie, devient révolutionnaire à sa place, ou il devient la classe révolutionnaire dans la mesure où la bourgeoisie cesse de l’être, et contre elle. Et comme ce processus révolutionnaire ne peut être que le dernier, parce que la bourgeoisie, en ne cessant de « révolutionner » les forces productives et les institutions sociales, a mis en place un système d’exploitation radicale, illimitée, on pourrait dire aussi que la révolution prolétarienne est à la révolution bourgeoise comme une révolution absolue à une révolution relative.[11]

On pourrait croire qu’il s’agit là d’un simple postulat de philosophie de l’histoire. Je pense au contraire que ce qui est remarquable, dans le Manifeste, c’est le fait que Marx et Engels ont véritablement construit un concept autour de cette thèse. Et le propre d’un concept, c’est qu’on peut l’analyser en ses composantes (et aussi, à partir de là, essayer de les faire varier). J’isolerai deux composantes, que le récit de Marx et Engels ne cesse d’entrelacer. La première consiste en ceci que la bourgeoisie est présentée comme classe intrinsèquement révolutionnaire (jusqu’à ce qu’elle atteigne ses propres limites) et que de ce fait elle peut être considérée collectivement comme un agent (ou si l’on veut, plus philosophiquement, comme un « sujet »). Prises ensemble, ces deux caractéristiques confèrent à la bourgeoisie, telle que la décrit et même la personnifie le Manifeste, une figure quasiment démiurgique, qui a toujours frappé les lecteurs du texte.[12] La bourgeoisie se crée un monde, c’est-à-dire qu’elle recrée le monde à son image. Or de quoi est faite cette représentation ? Ce qui lui donne son contenu, c’est essentiellement l’idée que la bourgeoisie a porté dans l’histoire à la fois une « révolution industrielle » et une « révolution politique ». La combinaison « organique » des deux idées, ou des deux processus, qui continuent aujourd’hui encore d’être étudiés ou discutés séparément par les historiens et les philosophes (sauf naturellement ceux qui s’inspirent de Marx et Engels : par exemple Hobsbawm ou Wallerstein dans leur caractérisation de « l’âge des révolutions »), est un effet spectaculaire de la dramaturgie mise en œuvre dans le chapitre Un du Manifeste, dans lequel sont décrits, comme phénomènes corrélatifs, le changement technologique et le développement des forces productives à l’échelle mondiale, et la « conquête du pouvoir » (ou la souveraineté de classe qui engendre « le pouvoir étatique moderne »).  On pourrait même dire, en lisant les développements consacrés à la transformation des mœurs et des valeurs sociales déterminée par la domination bourgeoise, qui « profanent » les institutions de l’ordre social établi et « noient » les valeurs religieuses, « sentimentales », esthétiques (bref : idéales) dans « les eaux glacées du calcul égoïste », que l’exposé comporte l’esquisse d’une théorie de la « révolution culturelle » (bourgeoise). Mais il s’agit plutôt d’une critique du nihilisme de la culture bourgeoise, qui pénètre à la fois la révolution industrielle et la révolution politique. La conséquence fondamentale de tout ceci, pour revenir au schéma de l’analogie, c’est que la révolution du prolétariat devra elle aussi se présenter à la fois comme une (nouvelle) révolution industrielle et comme une (autre) révolution politique (qui serait dirigée précisément contre « le pouvoir étatique moderne »). Le premier aspect a engendré le productivisme de la tradition marxiste et notamment des révolutions socialistes qu’elle inspirait (sauf à concevoir un « développement alternatif » des forces productive, bifurcation théorique qui reste possible, mais n’a pas été exploitée avant une période très récente). Le second débouche immédiatement sur les problèmes de définition de la politique et du concept même de politique chez Marx et Engels, auquel je vais revenir.[13]

La seconde composante, intrinsèquement politique, ou plutôt métapolitique, c’est l’équivalence établie dès les célèbres premières lignes du Chapitre Un et réitérée dans le texte, entre la lutte des classes et la forme de la « guerre civile ». On touche, évidemment, à ce qui cristallise les admirations et les oppositions les plus vives autour de la théorie marxiste en tant qu’elle s’applique dans la politique pour y engendrer des effets (dont certains ont été authentiquement émancipateurs, et d’autres générateurs de catastrophes). Comment faut-il l’entendre ? Ma lecture du texte, c’est d’abord qu’il ne faut pas l’entendre comme une décision : personne ne « décide » de pratiquer la lutte des classes comme une guerre civile, c’est une caractéristique structurelle, une conséquence du caractère antagoniste des rapports d’exploitation. Ensuite je pense qu’il ne faut pas accepter de considérer comme « métaphorique » cette équation, qui sert véritablement d’échangeur entre l’histoire et la politique dans le discours du Manifeste. Non seulement la lutte des classes est proprement une guerre civile (il est vrai, « tantôt ouverte, tantôt dissimulée », précision très importante), mais d’une certaine façon elle est la guerre civile fondamentale, celle qui n’est pas accidentelle et sous-tend toutes les autres : ce point est important pour comprendre ce qui conduira Marx à opérer de profondes rectifications de terminologie, notamment après l’expérience (traumatique) de l’insurrection qui se termine par le massacre des ouvriers en juin 1848.[14]

Cette thèse apparaît donc comme particulièrement risquée, et c’est pourquoi il importe de ne pas la dénaturer. Il faut pour cela comprendre que l’équivalence fonctionne dans les deux sens, c’est-à-dire que Marx et Engels mettent en œuvre à la fois une interprétation de la lutte des classes comme « guerre civile » et une réduction de la guerre civile à la « lutte des classes ». Le résultat est un élargissement du sens de ce concept qui avait précédemment servi à penser l’intensité de l’antagonisme social dans l’histoire. Dans le sens qui va vers l’idée de « guerre civile », le contenu est donné par la thèse commune au Manifeste et (de façon plus directement économique) à Travail salarié et capital (qui se sert sur ce point des arguments de Ricardo et surtout des « ricardiens » socialistes anglais sur le mouvement inverse des salaires et des profits) : entre les classes il n’y a pas de communauté, le rapport d’exploitation interdit qu’on puisse parler d’un intérêt commun aux propriétaires de moyens de production et aux ouvriers, ce qui conduit à la limite les capitalistes à mener une « guerre » contre les moyens de subsistance de leurs propres ouvriers, et ceux-ci, dont « la lutte commence avec leur existence même », à découvrir que leur existence sera mise à l’abri seulement par l’abolition de la propriété capitaliste, donc de la bourgeoisie. A quoi s’ajoute l’idée qu’au cours de l’histoire on passe d’une guerre partielle et dispersée (entre plusieurs « acteurs » socio-économiques) à un antagonisme simplifié, qui polarise la totalité de la société. Il n’y a donc pas de « médiation », pas de « tiers parti » ou de « force intermédiaire », sauf à titre de résidus, que le développement de l’antagonisme finira par absorber. Mais réciproquement le discours du Manifeste tend à réduire la guerre civile, une fois étendue ainsi à la totalité du champ historique pour en faire un lieu de conflit, à la lutte sociale entre les classes (par opposition à des luttes « de partis » purement politiques, ou encore à des luttes religieuses). On le sait, Michel Foucault a mis en circulation, pour parler de la « guerre des races » telle qu’elle a été décrite en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle (y compris dans des textes que connaissait et que cite Marx), l’idée d’une lecture inversée de la formule de Clausewitz qui faisait de la guerre une « continuation de la politique par d’autres moyens », autrement dit une interprétation de la politique comme continuation ou métamorphose de la guerre. On voit que cette idée n’est pas du tout étrangère à Marx, elle est même au cœur de l’argumentation du Manifeste, à condition d’identifier le conflit (combat) politique à un conflit (combat) social. Ce qui veut dire que celui-ci repose non seulement sur une polarisation, mais sur une scission du « corps social », et qu’il engendre périodiquement une montée aux extrêmes dans laquelle l’affrontement des classes devient pour chacune d’entre elles une question de vie ou de mort. Ces phrases sont bien dans le Manifeste : « Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort : elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes – les ouvriers modernes, les prolétaires ».

Récapitulons ces notations (en pensant également à une comparaison possible avec d’autres textes de Marx) : en 1847 il pense avoir la solution du problème dialectique (et même constitutif de la dialectique) qui obsédera les analyses du Capital : la transformation réciproque de la contradiction et du conflit, ou l’inscription d’une lutte qui n’a pas de solution de compromis, et ne peut mener qu’à l’abolition des rapports de domination, dans l’immanence des contradictions économiques, elles-mêmes aggravées jusqu’à la crise par le développement du conflit. En « tuant » (ou laissant mourir) ceux qui la font vivre, la bourgeoisie ne laisse à ceux-ci d’autre possibilité que de la « tuer » elle-même, non seulement pour survivre, mais pour assurer le développement ultérieur de la société. C’est pourquoi, comme l’avait dit (en français) le texte immédiatement précédent, « l’histoire avance toujours par le mauvais côté » (Misère de la philosophie, 1847). Et, pour conclure le livre, de citer George Sand : « Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée ».[15]

Avant d’en venir par conséquent au concept de la lutte politique qui s’articule sur cette métapolitique de la « guerre civile »[16], je ferai deux observations relatives aux implications de la combinaison entre la thèse des deux classes révolutionnaires et celle de la lutte des classes comme guerre civile, qui justifie l’analogie des (deux) révolutions. La première, et la plus immédiatement problématique (non seulement d’un point de vue « éthique », mais d’un point de vue historique), c’est qu’un tel schéma est voué à exclure de la « capacité politique » (au sens fort qui coïncide avec la possibilité de « faire l’histoire ») toute les forces, classes, mouvements qui ne semblent pas situées au même point de renversement de l’ordre social existant et de la classe dominante. Deux d’entre elles en particulier sont explicitement mentionnées dans le texte. Leur importance n’a cessé de grandir.

D’une part les femmes, à propos desquelles (au chapitre deux) Marx et Engels, pour répondre à l’accusation selon laquelle les communistes voudraient introduire la « communauté des femmes », reprennent de façon très incisive l’argumentaire élaboré par les féministes romantiques qui identifie le mariage bourgeois à une prostitution légale et à un « partage des femmes entre les hommes », qui les considèrent collectivement comme des instruments de plaisir et de (re)production. Pourtant il n’y a pas, apparemment, de « lutte des femmes », et moins encore de révolution à venir dans les rapports de sexe. Je ne crois pas que ce soit (principalement) une question de sexisme : c’est d’abord la conséquence du fait que, dans le schéma de succession des formes de domination sociale exposé au chapitre un, le « patriarcat » qui survit à travers plusieurs époques historiques n’est pas inscriptible comme la condition de possibilité d’une « révolution » comparable aux autres, et logiquement situable par rapport à elles. Il est vrai qu’on pourrait ici tout simplement objecter : si Marx et Engels avaient pris en considération la nécessité d’une telle révolution surnuméraire (une « révolte des forces reproductives » et pas seulement des « forces productives »), ils auraient pu rectifier l’idée qu’ils se faisaient de la ligne de progrès de l’histoire universelle… Mais alors le fondement sur lequel repose l’idée d’une relève nécessaire d’un processus révolutionnaire par un autre (« la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables ») ne tient plus, et il n’y a plus de Manifeste. Du moins ce Manifeste-ci.

D’autre part il y a le problème de la paysannerie.[17] On sait que le rôle historique de la paysannerie sera la croix des analyses et de la pratique politique des marxistes, depuis Marx lui-même dans son analyse du « 18 Brumaire » de Louis-Napoléon Bonaparte qui met brutalement fin à l’expérience révolutionnaire de 1848, jusqu’à la révolution russe du XXème siècle qui s’achève dans la collectivisation forcée et la décimation des paysans, en attendant que d’autres « marxistes » dissidents, dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux dominés par l’impérialisme, décident de substituer la paysannerie au prolétariat dans le rôle de « classe révolutionnaire »… Dans la théorie du Manifeste, la paysannerie n’est pas une classe active, moins encore une classe d’avenir : elle est vouée à la disparition sous l’effet de l’industrialisation capitaliste et de la concentration de la propriété, qui touche aussi le sol. Dès lors ou bien elle fonctionne comme une force réactionnaire, qui tente (ou rêve) de revenir en deçà de la transformation sociale bourgeoise, ou bien elle se fond dans le prolétariat qui « se recrute dans toutes les classes de la société », à mesure de leur dépossession et de leur paupérisation. Elle est ainsi partagée par l’antagonisme principal, dont elle n’est que l’objet. Ce n’est qu’à la fin de sa vie, à travers ses échanges avec les « populistes » russes, que Marx commencera d’envisager un tout autre schéma, dans lequel des formes précapitalistes (et par conséquent aussi virtuellement leurs porteurs) peuvent apporter une contribution originale à la révolution communiste (il est vrai, sous la condition d’une révolution prolétarienne en cours ailleurs dans le monde). Comme à propos de l’aliénation des femmes à l’ordre bourgeois, bien qu’en sens inverse, on voit se profiler ici la possibilité d’une limite, ou d’un « point d’hérésie » de la théorie, où se jouent certaines possibilités de refonte du scénario révolutionnaire. Mais la refonte risque de devoir être « totale ».

Et cette hypothèse en appelle une autre pour finir, encore plus dérangeante pour une lecture « dogmatique » du texte de Marx et Engels, mais que les transformations du capitalisme à l’ère contemporaine obligent à considérer. Ce qui est intéressant, c’est qu’on puisse le faire à partir du schéma d’analogie des révolutions lui-même. Dans la forme que lui donne le Manifeste, il est destiné à montrer que, des deux « classes révolutionnaires », c’est la bourgeoisie qui devra finalement faire place au prolétariat. Mais ceci repose sur l’idée que la « révolution des forces productives » engendrée en permanence par le capitalisme se heurtera à des contradictions et à des conflits internes que la bourgeoisie est incapable de résoudre, et dont le prolétariat, au contraire, sortira renforcé avec un programme de transformation des rapports sociaux. Il se pourrait bien, malheureusement, que l’histoire ait échafaudé un scénario inverse, dans lequel les capacités révolutionnaires du capitalisme l’emportent sur celles du prolétariat (d’abord au sens de classe ouvrière), et même se « servent » des luttes de classes et des révolutions socialistes pour « inventer » de nouvelles méthodes d’organisation du travail, et ouvrir d’autres champs d’exploitation. Dès lors un « spectre » commence à hanter, non pas l’Europe ou le monde bourgeois, mais le monde des militants et des intellectuels communistes : celui d’une révolution ou d’une classe prolétarienne qui ne représenterait pas l’avenir des révolutions bourgeoises, mais qui, comme la « paysannerie » dont parlait Marx, serait vouée à devenir réactionnaire, car les possibilités d’émancipation ou d’amélioration de sa condition dont elle rêve renvoient à une histoire passée. Cette hypothèse est désastreuse, pour ne pas dire nihiliste. Mais il importe de remarquer aussitôt qu’elle est sans échappatoire, dès lors que les capacités de renouvellement du capitalisme sont avérées, seulement si l’analogie des révolutions doit s’inscrire dans un schéma « historiciste » du progrès (comme dit Benjamin), qui relève en réalité de la philosophie bourgeoise de l’histoire. Si ce schéma est remis en question, il n’y a pas de « solution » donnée pour « sauver la possibilité révolutionnaire », mais il n’y a pas non plus d’obstacle absolu qui interdise de chercher à l’imaginer. [18]

*

Venons-en donc à la question du concept de politique impliqué dans les analyses et les propositions du Manifeste, en particulier dans le Chapitre Deux : question chargée de difficultés mais porteuse de toute la puissance de rupture du texte dans l’histoire de la philosophie, et qui pour cette raison n’a cessé d’inspirer les commentaires les plus contradictoires, entre ceux qui pensent que dans ce livre Marx et Engels ont formulé une conception de la politique qui n’avait aucun précédent dans l’histoire, ou se compare seulement à deux ou trois innovations tout aussi radicales (Machiavel, Hobbes, peut-être Weber ou Schmitt), et ceux qui pensent que Marx n’a pas de théorie du politique, parce qu’il en dissout l’autonomie dans une « métapolitique » sociologique et eschatologique (la « fin de l’Etat »). Si nous retournons au texte, nous trouvons deux affirmations contradictoires : d’un côté, la lutte de classe du prolétariat, en s’unifiant (d’abord à l’échelle nationale) et en s’élevant des résistances immédiates à l’exploitation jusqu’à l’exigence d’une abolition du capitalisme, devient une « lutte politique », et surtout elle invente une nouvelle forme de politique (avec de nouveaux enjeux, de nouvelles méthodes, de nouveaux porteurs). De l’autre la révolution prolétarienne, en abolissant la division de la société en classes et leur antagonisme, engendrera aussi la « fin de l’Etat politique », qui en est le « résumé officiel ». Mais cette « fin » ne peut que réagir sur ce qui la prépare : la lutte de classes prolétarienne s’oppose aux formes existantes de la politique, et par conséquent elles ne rentrent pas sous son concept.

A quoi conduit cette juxtaposition de thèses tirant en sens opposé ? Dans le Manifeste et dans les textes contemporains (en particulier Misère de la philosophie, dont les dernières pages contiennent à cet égard des formulations décisives), elle conduit à l’ébauche d’une « dialectique » qui suit le schème classique de la négation de la négation : le politique s’affirme d’abord comme « politique révolutionnaire » de classe (et révolution dans la politique), pour se nier ensuite dans la « révolution totale » qui abolira ses institutions et ses agents (les classes, l’Etat). Mais dans le détail de l’argumentation (précisément parce que Marx et Engels veulent spécifier les moments de cette négation de la négation), on observe bien plutôt une suspension des effets de la dialectique, accompagnée d’une complexité non-résolue, et à la limite non résoluble, de ses moments. J’essayerai de montrer que cette complication et ces embarras font partie de la problématisation de la politique et de son concept à laquelle nous assistons dans le Manifeste, et pour cette raison sont peut-être, aujourd’hui encore, plus instructifs que si le texte avait formulé une définition simple, ou doté la politique d’une nouvelle essence, soit étatique soit antiétatique.

En effet l’essentiel ne concerne pas tant « l’origine » (la lutte des ouvriers devient politique) et la « fin » (l’Etat qui n’a plus de fonction disparaît), que la médiation, ou la transition elle-même, dans laquelle, en quelque sorte, « s’installe » l’analyse du chapitre Deux. Et celle-ci fait apparaître l’instabilité, l’ambivalence de quatre « objets » théoriques principaux : l’Etat, la nation, la démocratie, la classe (prolétarienne), dont les rapports vont se transformer en cours de route. « Démocratie » et « nation » sont les deux questions que le prolétariat doit résoudre pour tenir en échec l’Etat (bourgeois), le mettre au service de son objectif révolutionnaire (l’abolition du salariat et du capital), et préparer sa propre disparition. Ces deux questions sont étroitement liées, non seulement dans les institutions et le discours que le libéralisme naissant a hérités de la Révolution française, mais dans les propositions des révolutionnaires bourgeois (comme Mazzini) qui s’épanouiront en 1948 dans le « printemps des peuples », concurrençant l’interprétation sociale (et socialiste) de la révolution.[19] C’est avant tout sur ces deux questions (et sur leur articulation) que s’affrontent dans le Manifeste le « point de vue de l’Etat » (qui est le point de vue bourgeois), et le « point de vue de classe » (prolétarien). Mais l’Etat étant décrit comme un « Etat de classe », la classe révolutionnaire (le prolétariat) doit en élaborer un usage paradoxal pour exercer le « pouvoir politique », qui est la clé de la transformation sociale. D’où la double voie empruntée par Marx et Engels pour apporter aux contradictions présentes une solution communiste :  il faut subordonner tactiquement l’internationalisme au cadre national des luttes, mais à condition de subordonner stratégiquement la lutte nationale à l’internationalisme (c’est-à-dire d’inventer un « cosmopolitisme » de type nouveau, qui pour la première fois est d’une certaine façon réel) ; il faut « conquérir la démocratie », l’utiliser en tant qu’elle reste une façon d’instituer et de faire fonctionner l’Etat, mais à la condition de dépasser cette forme vers une autre forme, et cette pratique politique vers une autre pratique : « l’association libre », qui n’est pas un pouvoir de domination (ce qu’est toujours l’Etat, même démocratique). Je poserai ici que c’est par cette double voie que Marx et Engels (en 1848) pensent la transformation de la classe en « parti » (un parti immanent aux luttes, et surtout à leur « généralisation »), mais aussi, réciproquement, le passage de la « classe en soi » à la « classe pour soi », qui est la classe agissante dans l’histoire (contre une autre classe).[20]

Les difficultés ne sont nullement résolues par ces indications générales. Ce sont les « médiations » politiques de la lutte des classes qui – soit pour Marx et Engels eux-mêmes, soit pour nous qui les relisons – font immédiatement problème. Montrons-le pour chacun des deux versants de l’institution étatique.

Où se situe la difficulté en ce qui concerne l’idée d’une « lutte internationaliste dans un cadre national » ? Du point de vue théorique (car, on le sait, la pratique est une autre histoire) elle ne réside peut-être pas dans l’idée même du chassé-croisé entre la tactique et la stratégie (car une tactique est toujours, d’une certaine façon, le renversement des priorités de la stratégie), mais plutôt dans le postulat suivant lequel « les ouvriers n’ont pas de patrie ». C’est lui qui permet d’assurer le primat de la seconde sur la première. On voit dans le texte que cette affirmation va beaucoup plus loin que la simple « réponse », du tac au tac, à une objection idéologique : on ne peut priver les ouvriers de ce qu’ils n’ont pas, ou si l’on veut, les expulser d’une « communauté » à laquelle en fait ils ne participent pas, dont ils sont déjà exclus. Si les ouvriers, en tant que salariés, sont déjà privés de toute propriété (Eigentumslos) ils sont aussi « dénués de toute illusion » (Illusionslos), comme disait L’Idéologie allemande. Cela vaut particulièrement pour l’illusion d’appartenir à cette communauté « imaginaire » qu’est la nation. Ils peuvent ainsi vivre et penser leur condition au niveau même de la « tendance réelle » qu’a instaurée le capitalisme avec l’internationalisation de la division du travail et de la production. Et c’est, au fond, ce qui les transforme en prolétaires. Cette thèse est donc le corrélat d’un point très fort de la doctrine de Marx et Engels : si la bourgeoisie demeure nationaliste (et par exemple protectionniste), elle est pourtant débordée de l’intérieur de son propre système de pouvoir par le procès objectif de l’internationalisation du capital. En ce sens on peut dire que le prolétariat lutte contre la bourgeoisie, non pas simplement en lui faisant face, mais en allant chercher « dans son dos » la tendance capitaliste qui la produit et la reproduit, et en la retournant contre elle.[21] Mais ce point fort comporte une faiblesse interne : il repose sur la certitude a priori que la détermination de classe entraîne automatiquement la détermination nationale, de sorte que l’histoire de la nation se déduit de l’histoire de la classe : « Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie (…) le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus vite encore (…) A mesure qu’est abolie l’exploitation de l’homme par l’homme, est abolie également l’exploitation d’une nation par une autre nation. » Non seulement c’est faux empiriquement (et cette « illusion » dirigée contre les « illusions bourgeoises », on le sait, s’est payée effroyablement cher dans l’histoire du mouvement ouvrier), mais ce n’est pas démontré théoriquement. Il se pourrait que la nation, en tant qu’elle structure le marché mondial lui-même, soit une « forme » ou « formation » sociale aussi essentielle au capitalisme historique que la classe elle-même… [22]

Où se situe maintenant la difficulté en ce qui concerne la « conquête de la démocratie » ?[23] A mon sens, elle réside dans l’incertitude quant à la question de savoir si la « conquête » engendre un usage transitoire, ou bien une transformation, voire une auto-transformation (un dépassement interne) de cette « forme politique ». Et elle peut se lire à deux niveaux. Immédiatement, le problème vient de ce qu’on peut comprendre, soit que le prolétariat ne fait qu’utiliser « despotiquement » la légitimité démocratique pour modifier le droit de propriété et donc les « rapports bourgeois de production », soit qu’il vise aussi à introduire la démocratie là où la bourgeoisie l’exclut soigneusement (dans la production, les relations de travail), soit l’un et l’autre (comme le proposeront plus tard chacune à sa façon les doctrines de la « dictature du prolétariat » et de « l’autonomie ouvrière »). Dans cette ambivalence on peut sans doute lire l’une des raisons qui ont fait que Marx et Engels ne continuent pas ici dans la voie tracée par la « Critique de la philosophie de l’Etat hégélien » de 1843, qui saluait le moment « radical » de la révolution française comme l’irruption historique du « pouvoir législatif qui fait les grandes révolutions ». Car il s’agit plutôt ici de pouvoir exécutif…[24] Et médiatement en ceci que la « transition » de la  démocratie (comme forme étatique) à « l’association libre dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », si elle implique clairement l’obsolescence d’une institution, implique tout aussi clairement la vitalité et le développement d’un principe qui vient de la démocratie (ce que j’ai appelé ailleurs « l’égaliberté »), et par conséquent non pas tant une abolition qu’une intensification, quelque chose comme une « démocratisation de la démocratie » elle-même. La notion de démocratie est donc intrinsèquement équivoque, mais cette équivocité recouvre le sens même du processus, au fond elle contient en son sein le secret de la « révolution » elle-même (et plus secrètement le passage d’une révolution à une autre, qui permet de comprendre et d’organiser la seconde en poussant la première à son terme). Cette difficulté est d’autant plus insistante que le Manifeste ne cesse d’illustrer et de revendiquer une politique de soutien (à la fois stratégique et tactique) à tous les mouvements démocratiques (ou pour la démocratie), qui en vient de ce fait à faire partie des conditions mêmes du communisme, et dont il faut bien élucider le sens, la modalité, les objectifs.[25]

Dans ces conditions, le problème de ce que signifie la « fin de l’Etat politique » n’est-il pas relancé ? Il n’est pas sûr du tout que la fin de l’Etat veuille dire aussi la « fin de la politique » elle-même. Mais qu’est-ce qu’une politique qui n’est pas de l’Etat et dans l’Etat, tout en ayant pour objectif de s’emparer de son « pouvoir » et de s’en servir pour transformer la société ?[26] Evidemment, avec Marx et Engels, nous avons tout intérêt à poser le problème, non pas en termes d’institutions ou de régimes, mais en termes de devenir : il s’agit de ce qui « passe » d’un moment à l’autre, commençant en deçà  de l’Etat (et contre lui), avec les mouvements de résistance de la classe (et notamment de résistance à sa propre décomposition), et se projetant au-delà de son utilisation, avec sa négation. Donc, même si le Manifeste n’utilise pas encore cette terminologie, il s’agit de ce qui constitue un mouvement de « dépérissement » de l’Etat au sein même de son utilisation, en y injectant le germe (et la pratique) de « l’association libre », c’est-à-dire qu’il s’agit, circulairement, du communisme comme modalité de la politique qui vise elle-même au communisme. Plus que jamais, par conséquent, même si nous négligeons de nous demander quelles pratiques peuvent illustrer cette modalité (Marx, on le sait, croira les observer dans la Commune), ce qui règne est l’unité irrésolue des contraires.

Nous n’avons pas fait, cependant, que tourner dans un cercle, car de ce fait vient s’éclairer le sens de la question que, dans le Manifeste, représente l’idée d’un « parti » (le « parti communiste » ou mieux, sans doute, le « parti du communisme ») qui ne serait pas « distinct », « opposé aux autres partis ouvriers ». Faisant face à ce que, dans sa critique de la philosophie hégélienne de l’Etat, en 1843, Marx appelait l’Etat séparé (de la société civile) – c’est ce que je propose d’appeler le « parti indistinct » ou, pour reprendre son expression à Muriel Combes, « le parti inséparé ». [27] Ce parti, tel qu’il nous est décrit par ses principes, ses buts, sa stratégie, relève plutôt de la conscience collective du mouvement que de son organisation formelle.[28] Prenons garde ici, cependant, aux fausses « récurrences », qui nous feraient juger du rapport entre ces deux notions, ou ces deux variantes de la « forme parti » (parti-conscience, parti-organisation), d’après une téléologie qui ne serait en réalité que la transformation en nécessité d’un simple fait historique (lequel, il est vrai, a massivement dominé le destin du marxisme). Il ne faut pas faire de l’organisation l’avenir ou le perfectionnement de la conscience, et donc implicitement la « base matérielle » de son efficacité. C’est pourtant ce que semblaient indiquer Marx et Engels dans leur préface pour la réédition du Manifeste en 1872, en visant l’Internationale :  le « parti » annoncé, proclamé dans un « manifeste » qui doit le susciter, désormais existe (comme parti ouvrier). Mais en réalité dans le « parti » de 1847, en liaison avec le suspens de la dialectique relative à la classe et à l’Etat, existent des potentialités qui ne sont pas réalisées, mais au contraire fermées par l’histoire des organisations qui vont s’en réclamer par la suite. Car « indistinct » ou « inséparé » veut dire, d’abord, que ce parti n’est pas une institution politique par opposition à une institution économique (ou « corporative »), donc il ne s’oppose pas à un « syndicat ».[29] Mais surtout cela veut dire qu’il ne s’agit pas d’un parti parmi les autres (alors que, en 1847, nous sommes justement au moment de la cristallisation du « système » des partis dans le cadre parlementaire) : sans doute il répudie la position anarchiste qui nie la nécessité de la « forme parti » (et lui oppose l’idée d’association ou d’union), mais il affirme en même temps ce qu’Althusser appellera plus tard un « parti hors Etat » (sans d’ailleurs aucunement résoudre par-là la question pratique)[30]. Il y a donc une étroite corrélation entre l’idée que « les communistes ne forment pas de parti distinct » et la thèse faisant du communisme la fin ou la sortie de « l’Etat politique » (ailleurs appelé « Etat représentatif moderne », création de la bourgeoisie dans le cadre de son ascension). Car, par définition, un « parti distinct » s’inscrirait (et inscrirait ses « membres ») dans le cadre de l’Etat bourgeois (libéral) et de ses « luttes politiques », avec et contre d’autres partis. On peut même dire que la thèse du « parti indistinct » est l’indice le plus fort, dans le Manifeste, du fait que la « conquête de la démocratie » doit déjà engager le devenir menant à une politique au-delà de l’Etat (ce que j’ai appelé une démocratisation de la démocratie), alors même que la révolution doit faire un usage « concentré », et même « despotique » du pouvoir d’Etat. Cependant, rien dans tout cela ne dit comment on s’y prend pour pratiquer cette unité de contraires. A moins que Marx et Engels aient pensé qu’il y avait là une disposition subjective qui procède de la condition même des prolétaires : ne cherchant pas à instituer un nouveau régime de propriété « privée », ils ne peuvent pas chercher non plus à construire un Etat, dont la raison d’être est toujours de défendre ou d’organiser un régime de propriété.[31]

*

Je dois être maintenant beaucoup plus bref sur le troisième problème annoncé : celui de la critique de l’idéologie et de la subjectivité révolutionnaire, bien qu’il ne soit pas moins essentiel. Je le rattache avant tout au contenu du Chapitre Trois du Manifeste : c’est le chapitre le plus négligé, aujourd’hui, de l’ouvrage, celui que les préfaces ultérieures, rédigées par Mars et Engels, en commençant par celle de 1872 déjà citée, ont déclaré « périmé » dans son contenu, parce que les individus et les groupes mentionnés n’étaient plus en activité. Ces indications restrictives coïncidaient avec la mise en place de l’opposition canonique entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique », qui sert à penser le marxisme comme un dépassement des limites du socialisme utopique, rattachées à un stade embryonnaire du mouvement ouvrier. Mais en réalité, pour les auteurs du Manifeste au moment de sa rédaction, en 1847-1848, la « science » (revendiquée notamment par Proudhon) est du même côté que « l’utopie », et s’oppose comme elle à la politique de classe.[32] Et d’autre part, il ne s’agit pas tant de prendre la suite de l’utopie, même dialectiquement, que d’effectuer un saut en dehors du domaine de la « littérature socialiste et communiste »  c’est-à-dire en dehors du champ de l’idéologie. En fait ce chapitre d’apparence exclusivement « critique » est la clé de deux (et même trois) problèmes cruciaux pour définir le communisme comme un « parti » dans lequel un mouvement peut être « manifesté », c’est-à-dire mis en mots qui le font « parler » sur la scène de l’histoire : d’abord le problème de la place que la théorie occupe dans le mouvement, ou par rapport à lui (en clair, par conséquent, celui de la place que le discours de Marx et Engels ménage pour leur propre théorie dans le processus historique et politique qu’ils décrivent) ; ensuite celui de la subjectivation, c’est-à-dire de la constitution d’un collectif de sujets décrits comme « la fraction la plus résolue » des révolutionnaires, qui représente en leur sein les « intérêts de la totalité du mouvement ». D’où le troisième problème, corrélatif des deux précédents : où et comment (en quels lieux, par quel dialogue ou quelle dialectique) s’articulent la théorie et le collectif (dont les théoriciens peuvent bien entendu faire partie) ? comment le « détour de la théorie » fournit-il à la « fraction la plus résolue » les moyens de « représenter » la totalité ?

Le problème est clairement posé au début du chapitre Deux, en étroite liaison avec l’idée du « parti indistinct », mais il n’y est pas pour autant résolu. Cette résolution est abordée au chapitre trois, mais il s’agit d’une résolution essentiellement négative, à la fois oppositionnelle et destructrice. Le chapitre Trois exclut (donc, si l’on peut dire, il « autoexclut ») la théorie du Manifeste hors du champ idéologique qu’elle décrit. Ou encore il fait apparaître la théorie (dont il est le produit) comme surgissant en excédent de ce champ idéologique, et par conséquent existant hors de lui avant de s’y intégrer. On notera ici un trait d’énonciation qui est révélateur : le chapitre Deux dit longuement « nous » à propos des communistes, mais c’est pour répondre aux accusations et aux calomnies d’un « vous » attribué à la bourgeoisie et à ses idéologues. Dans le chapitre Trois (et dans le chapitre IV qui enchaîne avec lui, comme sa contrepartie) il n’y a plus de « nous », et le « vous » désigne maintenant les prolétaires qui sont « interpellés » par le discours théorique, auquel se trouve ainsi conférée une universalité, voire une impersonnalité, fictive. Cela veut dire que les prolétaires ne se parlent à eux-mêmes que par l’intermédiaire de la théorie qui énonce leur programme et en même temps critique aussi bien leurs adversaires que leurs faux représentants ou porte-paroles. La critique est donc la clé de l’articulation des deux problèmes : celui de la place d’énonciation de la théorie et celui de la constitution du collectif qu’elle interpelle. Mais la critique, isolée dans son chapitre « littéraire », semble ne pas faire partie du même monde que ce qu’elle critique.

Je proposerai schématiquement deux interprétations de cette situation. Elles ne s’excluent pas mutuellement. La première concerne la figure du « sujet » de l’énonciation théorique. Ce sujet est d’abord caractérisé historiquement et sociologiquement, par la formule du chapitre Un : « cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique ». A ce stade (qu’on pourrait appeler le stade de la trahison de classe), l’énonciation est toujours dans l’idéologie, même si elle en subvertit la fonction. C’est dans le chapitre Trois seulement que s’effectue la sortie de l’idéologie, au moyen de la critique de tous les discours, y compris (et peut-être surtout) ceux qui « prennent le parti » des prolétaires : pour représenter effectivement la totalité des intérêts et l’avenir du mouvement des exploités, il faut « couper » avec tous leurs discours hérités de l’histoire.[33] C’est pourquoi Marx et Engels signalent (anonymement, impersonnellement) qu’ils ne sont, en tant qu’auteurs du Manifeste écrit pour leurs camarades, ni des socialistes « réactionnaires » de différentes espèces (c’est-à-dire essentiellement des socialistes romantiques, cherchant à ressusciter ou à sauver le passé « profané » et détruit par le capitalisme), ni des socialistes « conservateurs » (c’est-à-dire, au vu du texte, qui est centré sur une caractérisation de Proudhon, des réformistes), ni enfin des socialistes « critico-utopiques », en dépit de l’importance que revêt pour la naissance du mouvement ouvrier leur recherche d’une alternative « concrète » à la propriété privée (Saint-Simon, Fourier, Owen). Cela veut dire, une fois que toutes les critiques sont effectuées, que les théoriciens sont maintenant en mesure de parler le langage du « réel » refoulé ou forclos par tous les autres, autrement dit le langage de la lutte des classes, et même de parler depuis ce réel lui-même, ou à partir d’une place jusqu’alors inaperçue, qui se situe en son sein.[34] La critique de l’idéologie ouvre ainsi l’accès au réel, elle permet de lui devenir immanent.[35] On voit bien que cette posture « négative » de critique s’adressant aussi bien au discours dominant qu’au discours dominé, qui « absente » le discours révolutionnaire du lieu de l’idéologie où séjournent tous les autres, pour le faire apparaître en face d’eux, au lieu même du processus réel et comme sa « voix » anonyme, est indissociable de la thématique de la lutte des classes comme « guerre civile », que nous avons évoquée précédemment. Elle s’appuie sur une ontologie, supposant que le réel est lui-même « structuré comme un discours », et sur une épistémologie, non seulement « polémique », mais « symptomale », montrant que le caractère inconciliable de la lutte des classes enracinée dans le régime de la propriété capitaliste, est le non-dit de toutes les « littératures ». Soit elles en occultent les causes économiques, soit le développement politique, soit les conséquences historiques. Inversement, c’est la « manifestation » de ce non-dit dans un discours théorique additionnel qui produit l’irruption du réel, et par conséquent un effet de vérité au sein du mouvement des prolétaires. Cet effet ne se produit pas tant dans leur conscience qu’il n’engendre cette conscience, en portant à son comble la « désillusion » (ou le désenchantement) qu’a déjà installée partout le capitalisme lui-même, « déchirant » les illusions bourgeoises et petites-bourgeoises. Et cet achèvement est aussi le renversement de la mélancolie ou du désespoir en capacité d’action et de transformation, car la conscience ici est située au même niveau que le changement perpétuel, la « révolution permanente » du capitalisme, dont elle abolit toutes les limitations.

Quel que soit le caractère séduisant de cette interprétation, on ne doit pas se cacher, cependant, qu’elle engendre des conséquences très problématiques, sur le plan historique comme sur le plan politique. Il y a d’abord le fait que le discours, quel qu’il soit, est toujours un discours, puisque, de latent, il est devenu « manifeste ». Sa réinscription dans le champ idéologique est donc inévitable, et c’est bien ce qu’on a observé avec le « marxisme », qui dès lors est devenu l’une des idéologies de la classe ouvrière et de certains intellectuels « organiques » ou non. Mais du point de vue de la « topique » des discours esquissée par le chapitre trois du Manifeste, une telle réinscription devrait être impossible, ou bien elle serait autodestructrice au point de vue de la valeur de vérité comme de la fonction politique. Elle doit donc faire l’objet d’une dénégation.[36] Il y a plus préoccupant cependant : la négativité anti-idéologique attribuée ainsi à la théorie révolutionnaire (au moment où elle se constitue et s’énonce pour la première fois) possède incontestablement une vertu critique sans égale, un pouvoir de démarcation. Mais elle est tellement radicale qu’elle produit du côté de ses destinataires (les prolétaires en passe de devenir des « communistes ») une sorte d’a-subjectivité ontologique. Ou si l’on veut dire les choses plus simplement, elle rend inexplicable la constitution du « nous » révolutionnaire, en ne la rapportant qu’au présent porteur de l’avenir, et en le coupant de tout passé. Or ceci peut sembler, non seulement paradoxal, mais politiquement contradictoire, au moment où Marx et Engels élaborent une conception du « parti » comme conscience collective de la classe révolutionnaire, passant de l’existence en soi à l’existence pour soi : une conscience certes immanente à des actions et à des luttes, qui est purement « pratique », mais à laquelle, pour lui faire franchir le pas menant d’une résistance à une révolution, ils s’emploient à donner tout un contenu historique, en forme de récit d’une genèse et d’une universalisation progressive. Il faut en quelque sorte évoquer l’avenir sans l’imaginer : pas de Città futura… Tout se passe alors comme si les prolétaires (et les communistes) se trouvaient subjectivement écartelés entre la conscience de leur histoire (qui est pratiquement l’histoire du monde, l’histoire de la grande « guerre civile » au terme de laquelle ils vont libérer l’humanité) et l’imaginaire de l’avenir, tel que le fournissent en particulier les systèmes « utopiques », un imaginaire qui nourrit leur passion transformatrice, donc leur « désir de communisme ».[37]

Ayant formulé cette appréciation elle-même très critique par rapport à la critique de Marx et Engels (ou simplement montré qu’on ne peut pas l’écarter comme question et comme obstacle), je m’aperçois pourtant qu’il y a aussi dans le texte un élément central (toujours le même qu’au début, en un sens, mais chargé d’une signification nouvelle), qui est susceptible de fournir une réponse : c’est justement l’internationalisme, qui est présenté par le Manifeste comme le corrélat de l’antagonisme entre le travail salarié et le capital, et qui vient fusionner avec lui dans l’interpellation finale : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Car l’internationalisme n’est pas seulement une exigence morale, ou un effet tendanciel de l’internationalisation des échanges et de la division du travail, qui entraine virtuellement celle de la condition ouvrière (évidemment surestimée par Marx et Engels). C’est aussi l’antinationalisme, donc c’est une « passion » politique. Allons jusqu’à proposer : l’internationalisme du Manifeste est ce « monstre » épistémologique d’une croyance contraire à toutes les croyances, d’une idéologie contraire à toutes les idéologies.  Il faut alors noter que la synthèse proposée par le Manifeste a, de ce point de vue, la valeur d’une véritable mutation, car aucun des « socialismes ou des « communismes » que Marx décrète « idéologiques » n’est particulièrement internationaliste… cela tient en particulier au fait que les « communs » ou les « communautés » qu’ils visent à constituer (parfois à reconstituer) en face de l’individualisme ou « égoïsme » bourgeois, ont nécessairement un caractère de proximité, nationale ou locale (comme les unités modèles de la ville et de l’usine des Fouriéristes et d’Owen ou les « colonies » communistes). L’internationalisme ou le nouveau « cosmopolitisme » énoncé par le Manifeste n’a donc pas seulement la valeur d’une thèse théorique (dérivée du « cosmopolitisme du capital »), mais aussi celle d’une passion politique « subjective ».[38] Il s’agit donc d’un autre lien communautaire, qui traverse les communautés existantes ou à venir, en défaisant leur clôture intrinsèque. A ce point le « vous » du mot d’ordre final peut s’entendre aussi, à son tour, comme procédant d’un « nous » : « prolétaires de tous les pays, unissons-nous ! », et nous devenons par là-même des communistes. C’est le secret de l’ajout auquel Marx et Engels ont procédé dans leur « refonte » du communisme, en même temps qu’ils essayaient d’en découvrir la base réelle dans le mouvement objectif du capitalisme. Pour eux, ces deux aspects n’en faisaient peut-être qu’un, mais pour nous – qui avons perdu la conviction que la mondialisation du capital engendre automatiquement l’unité de ses « fossoyeurs » – il s’agit bel et bien d’une addition et d’une « synthèse ».

*

Ce mot de synthèse est celui dont je voudrais maintenant me servir pour esquisser, non pas une « conclusion », mais un contrepoint d’actualité aux commentaires précédents, dans lesquels j’ai essayé de combiner l’explication de texte avec la recherche des apories et des points d’hérésie. Un tel contrepoint ne consistera pas à répondre par oui ou par non à la question de « l’actualité du Manifeste », au sens de la validité présente de ses thèses et de ses analyses, que ce soit au niveau des abstractions les plus générales ou de telles propositions particulières (comme « les ouvriers n’ont pas de patrie ») dont on continue à discuter le point d’application et la modalité (entre constatation et prescription).[39] Tout ce qui précède montre assez, me semble-t-il, l’étonnante unité de contraires que constitue le Manifeste du point de vue de son rapport à l’avenir, qui est devenu pour une part notre passé. « Futur passé » (vergangene Zukunft) (Koselleck). J’exprimerai cela en disant que, sans doute, le temps a sauté par-dessus le « Manifeste », mais que dans le même temps, paradoxalement, le « Manifeste » a sauté (et continue de sauter) par-dessus son temps. C’est pourquoi il est voué à être périodiquement réécrit : cette réécriture a commencé immédiatement, chez ses auteurs eux-mêmes[40] ; et, ce qui est plus étonnant, elle continue aujourd’hui. La dernière en date de ces réécritures est constituée par les « Undici Tesi sul comunismo possibile » (2017), fruit du « travail commun » de membres du collectif d’organisation de la Conférence de Rome sur le communisme (janvier 2017). Tentative, par conséquent, pour affirmer le communisme à la fois au sens de l’objectivité actuelle, de la puissance de contestation de l’ordre établi (reprenant la figure du « spectre »), et de la productivité subjective. Les Tesi « pluralisent », « actualisent », et par conséquent « compliquent » de toutes les façons possibles le mouvement virtuel qui, suivant la logique même du texte de 1847, fait apparaître le communisme (avec des contenus en partie nouveaux, rattachés à des luttes inédites) comme l’expression d’une contradiction interne du capitalisme (lui aussi décrit suivant ses configurations nouvelles, que résume la notion de « néo-libéralisme »). D’où une tension très forte entre une phénoménologie de la dispersion des formes de domination et d’exploitation concrètes (par opposition à la figure unique du « travail salarié ») et une insistance plus obstinée que jamais sur l’idée que toutes les luttes et les « formes de vie » qu’elles esquissent ont un fil conducteur unique, pour lequel, en l’absence même d’un « prolétariat » clairement identifiable, les auteurs veulent garder le nom de « lutte de classes ». Cette caractéristique pourrait faire croire à la récurrence d’un schéma déterministe si les Tesi n’insistaient pas au contraire, en conclusion, sur la nécessité de concevoir désormais le communisme comme un « constructivisme » – je dirais comme la construction de sa propre possibilité. C’est cette suggestion que je voudrais saisir pour formuler à mon tour, dans la continuité des commentaires précédents, quelques hypothèses sur la façon dont on peut envisager de réécrire aujourd’hui le Manifeste communiste, non pas dans la forme d’un texte unique enchaînant le récit de constitution d’un sujet et l’interpellation de ses porteurs, mais dans la forme d’une série de problèmes à résoudre pour que cette construction ait un sens aux yeux des « citoyens du monde » vivant dans notre siècle.

D’abord, il me semble qu’il faut dégager de la lecture du Manifeste et de son actualisation le primat absolu de la question de la politique, indissociable de celle de son déplacement et de son extension. La « lutte des classes » telle que l’a pensée Marx est à la fois un principe « métapolitique » (comme dit en particulier Jacques Rancière)[41] (et en ce sens il y en a d’autres qui lui sont comparables, y compris des principes théologiques) et un opérateur de transformation effective de la politique. C’est comme tel qu’il a joué au 19ème et surtout au 20ème siècle le rôle d’une alternative à la conception « bourgeoise » de la politique, qui était centrée sur l’Etat et sur la verticalité du rapport gouvernant-gouvernés, largement congruent avec la verticalité du rapport exploiteurs-exploités, sinon identique à lui. Dans le principe au moins (et ce principe, malgré toutes les « récupérations », voire les « trahisons », n’est pas resté sans effectivité) la lutte des classes a été l’une des formes les plus insistantes de l’idée d’une « politique d’en bas », ou d’une « politique des gouvernés »[42], d’autant plus effective qu’elle était plus étroitement couplée avec l’effort d’une démocratisation de la démocratie – ce qui, on le sait, est loin d’avoir toujours été le cas : il y a donc ici un élément très fort de contingence, ou comme je dirai, de « synthèse » des hétérogènes.

Mais on peut dire quelque chose de plus à ce sujet. D’une part, du fait de son identification initiale avec le modèle de la « guerre civile » (sur lequel Marx lui-même est progressivement revenu, sans jamais l’abandonner tout à fait, et qui a resurgi avec force au cours de la Révolution russe), la métapolitique et la politique de la « lutte des classes » prises ensemble obligent à ne jamais réfléchir aux processus, aux formes et aux conflits sociaux sans y inclure aussi une dimension « impolitique », c’est-à-dire une dimension d’extrême violence potentielle ou actuelle. Cela devrait nous obliger à pousser plus loin que Marx et Engels eux-mêmes la réflexion sur la conjonction violente de la productivité et de la destructivité en économie et en histoire, du côté du capitalisme lui-même, et le cas échéant du côté des mouvements qui le combattent. Dans un passage trop souvent « oublié » au début du chapitre Un du Manifeste, Marx et Engels notent que la guerre sociale peut se « terminer », soit par la victoire de l’une des classes en lutte, soit par leur « destruction mutuelle » (gemeinsamer Untergang), qui peut certainement revêtir plusieurs formes. Mais d’autre part, alors que l’Etat lui-même est l’un des acteurs les plus incontrôlables de cette oscillation entre productivité et destructivité, l’actualisation du Manifeste doit nous amener à poser encore plus clairement qu’il ne l’avait fait la question du décalage entre le « concept de politique » et l’analyse de la « fonction sociale de l’Etat ». Ce qui était en un sens une anticipation des auteurs du Manifeste, oscillant entre la prévision de l’avenir et la recherche d’une stratégie pour le présent, est devenu un phénomène ultravisible, car tout le monde s’accorde à distinguer la politique économique ou « gouvernance », en particulier quand elle opère à l’échelle mondiale, transnationale, de l’action des Etats. Mais, justement, la question est ouverte de savoir s’il existe une alternative « d’en bas », ou « d’ailleurs », à la forme dominante (néolibérale, liée à la financiarisation de la vie sociale) de ce décalage, qui en un sens est devenu lui-même l’objet principal de la politique institutionnelle et du souci des « gouvernants ».[43]

En second lieu, je pense qu’il faut aller jusqu’au bout du constat que la complexité ou multiplicité interne de l’idée communiste (ou de son « projet », plutôt que « programme ») est irréductible aux conséquences ou aux applications particulières d’un principe ou d’un fil conducteur unique auquel, du côté de la subjectivité, on fera correspondre un « acteur » unique, même quand on le décrit comme un acteur en voie d’unification plutôt que déjà réuni. Cela ne veut pas dire que les composantes de l’idée du communisme sont sans rapport entre elles, ou que certaines seraient nécessaires alors que d’autres seraient contingentes, mais que leur liaison est totalement « synthétique ». En d’autres termes, il faut analyser des composantes, et pour cela les « dissocier » abstraitement, pour chercher ensuite comment elles se recoupent, s’interpénètrent, et peuvent se compléter au sein d’un même « devenir » historique, mais sans une forme préétablie qui en garantisse la convergence. Pas même dans la forme d’un nom (comme celui de « multitude ») qui répète l’idée du prolétariat ou en retrouve les fonctions métapolitiques. Cela confère évidemment au communisme, plus que précédemment, le caractère d’une tâche en cours ou d’une tendance inachevée, plutôt que d’un mouvement « inéluctable ». De plus, si certaines de ces composantes continuent de correspondre à celles que Marx et Engels avaient identifiées, ou s’inscrivent dans leur descendance, il se peut que d’autres, ignorées ou refoulées par eux, entrent dans une nouvelle problématique du communisme en quelque sorte de l’extérieur, par effraction, et soient destinées à subsister sous d’autres noms que le sien : de cette hétérogénéité ou extériorité interne, le communisme a en quelque sorte besoin pour que le réel qu’il cherche à exprimer et à transformer ne soit pas illusoirement circonscrit dans les limites d’une seule essence, ou d’un « sens de l’histoire ».

Tel est le cas, manifestement, du « féminisme », ou plutôt des féminismes qui décentrent son fondement jusqu’alors centré sur un seul rapport de domination, mais auxquels il peut aussi, en retour, apporter les moyens de comprendre pourquoi le patriarcat qu’il combat en toute société se dissocie tendanciellement en fonction des modes de reproduction de la force de travail et des degrés de « marchandisation » de la vie quotidienne et affective. Mais tel est sans doute aussi le cas pour les pratiques « communes » de l’antiracisme postcolonial ou décolonial et de l’antifascisme qui – compte tenu des nouvelles « lois de population » de l’économie capitaliste et des prolongements de la colonisation (ou de l’esclavage) dans le monde d’aujourd’hui – sont devenus (et doivent devenir encore davantage) des formes majeures de l’internationalisme sans lequel il n’y a pas de construction du communisme. Or pas plus que le rapport des différentes classes sociales à l’institution de la nation et à l’appartenance nationale n’est « sans histoire », pas davantage l’antiracisme et l’antifascisme ne sont détachables de leur histoire et de leur discours, dont la classe n’est jamais absente, mais où elle occupe une place inégalement décisive. Ils se disent et s’organisent, non sans contradictions internes, tantôt au nom de la « race », tantôt au nom de « l’humanité ». Il faut donc une « non-séparation », mais aussi une « non-fusion » du communisme et du féminisme, ou de l’antiracisme.

Il n’est pas jusqu’à la nécessité d’une révolution culturelle[44] dirigée contre les modes de vie et de consommation ultra-concurrentiels imposés par le capitalisme « néo-libéral » lui-même, recherchant le moyen terme « utopique » entre individualisme et communautarisme [45], qui ne doive instaurer un écart par rapport aux conceptions marxiennes de la « socialisation » et du « socialisme » qui, avec l’abolition de la propriété privée des moyens de production, forment le noyau dur de sa définition de l’alternative au capitalisme. Du moins cet écart est nécessaire aussi longtemps que l’alternative se réfère exclusivement à des structures de production et de reproduction, et pas encore, comme le disent justement les Tesi, à des « formes de vie » qu’on pourrait aussi appeler (avec Agamben) des formes d’usage. Et il faudrait sans doute en dire autant de la conjonction entre l’idée de la protection de la vie des travailleurs, et celle de la protection de leur milieu de vie, c’est-à-dire de l’environnement planétaire. Ce dernier exemple est d’autant plus intéressant qu’il oblige à faire travailler l’imagination du « commun » contre l’idée de la mise en commun de l’appropriation qui habite toute la tradition « collectiviste » et s’enracine chez Marx lui-même dans les formulations du Capital relatives à « l’expropriation des expropriateurs ».

Je m’arrête ici cependant. De telles énumérations sont dangereuses, car elles donnent le sentiment d’une addition éclectique de revendications et d’aspirations, et risquent de faire perdre de vue la perspective d’un grand mouvement d’émancipation de l’humanité, à l’échelle de l’histoire et du monde, qui est l’acquis le plus précieux du communisme marxien. Mais en réalité, ce qu’elles voudraient faire voir (ou pressentir), c’est (1) que les composantes du communisme peuvent être conjoncturellement contradictoires entre elles (c’est pourquoi celui-ci ne peut cesser, non seulement de devenir une politique (par-delà la « politique » d’Etat), mais de faire de la politique (pour résoudre, comme disait Mao, les « contradictions au sein du peuple ») ;  (2) que chaque « composante » de l’idée communiste (socialisme, démocratie, internationalisme), pour pouvoir entrer dans une synthèse ou construction politique avec toutes les autres, doit en général être augmentée et décentrée au moyen de déterminations historiques supplémentaires, qui sont aussi portées par des sujets collectifs hétérogènes, irréductibles à un seul modèle et rarement concentrés dans un lieu unique. Pour que leur rencontre soit créatrice (pour qu’elle engendre ce que Spinoza aurait appelé des « convenances mutuelles », convenientiae), l’idée de la « démocratisation de la démocratie » apparaît donc plus que jamais comme une condition nécessaire, sinon suffisante, à la fois dans la modalité de la conservation, ou de la défense, des formes anciennes que le capitalisme ne cesse de désagréger, et comme une invention de formes « post-bourgeoises » avec leurs procédures propres de participation, de représentation, de conflictualité. Ce qui signifie que la démocratie (dont la sous-estimation ou la conception instrumentale a constitué l’un des facteurs les plus déterminants dans la catastrophe des « communismes réels » du 20ème siècle) n’est pas une médiation, moins encore une « médiation évanouissante » [46] : si elle peut être pensée comme une forme de transition, c’est parce que le communisme n’est pas autre chose lui-même qu’une transition infinie, dans laquelle unification (« parti ») et diversification (« mouvement ») ne cessent d’alterner.

Notes

[1] le premier ayant indiscutablement le rôle principal, mais n’ayant aucune raison d’occulter la contribution du second : la relecture des Principes du communisme, rédigés par Engels en juin 1847, au moment où la « Ligue des Justes » change de nom pour devenir la « Ligue des Communistes », montre bien (malgré la différence du modèle rhétorique : un catéchisme par questions et réponses et non un essai théorico-politique) l’importance de sa contribution à la maturation des formules du Manifeste.

[2] Il est frappant que Foucault soit ici, totalement en accord avec Hegel pour qui, comme son sait, « nul ne peut sauter par-dessus son temps ».

[3] La rédaction du Manifeste est pratiquement concomitante de celle des conférences de 1847 (prononcées par Marx devant l’Association des ouvriers allemands de Bruxelles, et publiées après-coup en 1849) : Travail salarié et capital, dont il faudrait lire le texte original, non corrigé par Engels qui voulait le synchroniser avec la critique de l’économie politique développée dans Le Capital.

[4] Notons ici que le Manifeste n’emploie jamais le mot « communisme » – et moins encore celui de « mode de production communiste » – pour désigner une structure sociale, un état historique de la société, mais toujours pour désigner un mouvement avec son idée ou son principe, un parti avec son programme, et par extension le système qui résulterait de sa mise en œuvre.

[5] Ce qui explique – sans en préfigurer encore les contradictions – la terminologie de l’internationalisme prolétarien qui sera forgée plus tard par les marxistes léninistes.

[6] On pense à la publication par le mathématicien Bourbaki au 20ème siècle de sa « théorie des ensembles » dans la forme d’un « fascicule des résultats ».

[7] Ce qui est aussi une façon de limiter l’incertitude quant aux conséquences historiques qu’on peut déduire de l’établissement d’une tendance économique : Marx, Le Capital, Livre I, chapitre XX. Voir mon commentaire : « Die Drei Endspiele des Kapitalismus », in Mathias Greffrath (ed.), Re. Das Kapital. Politische Ökonomie im 21. Jahrhundert, Verlag Antje Kunstmann, Mûnchen, 2017.

[8] La concurrence entre les salariés ramène toujours leur niveau de vie au seuil de la subsistance, si ce n’est en dessous : c’est à ce fait que Travail salarié et capital rattache la grande différence entre l’esclavage personnel ancien ou moderne, et l’esclavage de classe du prolétariat, dans lequel les travailleurs réduits au salaire de subsistance ne peuvent survivre qu’en recherchant sans cesse un nouveau maître – une différence qui comporte aussi une analogie, et que Le Capital conservera en l’inscrivant dans un système plus complet de comparaison entre les modes d’exploitation.

[9] Je reprends l’expression de Daniel Bensaid : La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Éditions de la passion, Paris 1995.

[10] En somme la vieille image du « World turned upside down » (venue des courants radicaux de la révolution anglaise du XVIIème siècle) est devenue maintenant « la révolte des forces productives contre les rapports de production obsolètes ».

[11] Cette thèse figurait indirectement dans L’Idéologie allemande sous la forme d’une comparaison entre les fonctions successives de porteurs de l’universel remplies par la bourgeoisie et le prolétariat en face des intérêts « particuliers » de la société. Elle entraînera toute sorte d’applications politiques plus ou moins heureuses dans l’histoire des mouvements révolutionnaires au XIXe et au XXème siècle : depuis le schéma de la « révolution en permanence », qui fait passer d’une phase bourgeoise à une phase prolétarienne (ou socialiste) dans le cours d’une révolution politique, jusqu’à la question de savoir si, dans les sociétés « sous-développées » au sein du monde capitaliste, le prolétariat peut et doit se substituer à la bourgeoisie pour accomplir les « tâches historiques » dont elle se montre localement incapable. Les oppositions ultérieures entre « révolution par en haut » et « révolution par en bas » (Engels), « révolution agissante » et « révolution passive » (Gramsci) ne procèdent pas exactement du même schéma parce qu’à la place du dépassement elles instituent une concurrence entre les classes révolutionnaires ou leurs représentants, mais elle ne se comprennent bien que si on a commencé par poser le schéma de l’analogie.

[12] La thèse du Manifeste n’est pas que, après avoir été révolutionnaire, la bourgeoisie est devenue « conservatrice » ou « réactionnaire », mais que, ne cessant de révolutionner la société, elle engendre des contradictions insurmontables, qui imposent des limites absolues à la poursuite de son rôle historique et, inversement, engendrent et « arment » ses « fossoyeurs ».

[13] Engels est l’inventeur (en tout cas l’un des tout premiers utilisateurs) du concept de « révolution industrielle » dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1844). Les exemples sont empruntés à l’histoire anglaise, « pays classique » où les inventions techniques ont été mises au service de l’organisation capitaliste du travail, mais une partie de l’inspiration et de la terminologie vient du saint-simonisme.

[14] Je ne développe pas ce point ici. Je m’en suis occupé ailleurs : article « Krieg » dans le Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus (hsg. Von Wolfgang F. Haug), vol. VII-2, Berlin 2010; et 2012:  “On the Aporias of Marxian Politics. From Civil War to Class Struggle », Diacritics, Volume 39, no. 2 Negative Politics (edited by Laurent Dubreuil).

[15] Je me réfère à Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France de 1976. On notera que la terminologie de la « guerre sociale » est un paradigme d’époque. On la trouve en particulier dans le roman de Balzac, Les paysans, rédigé en 1844 et publié de façon posthume en 1852, et bien entendu chez Blanqui et les blanquistes qui l’associent à la notion de « dictature révolutionnaire ». Elle donne lieu à des formules célèbres dans le roman de Disraeli Sybil or the Two Nations (1845), qui décrit l’Angleterre de la révolution industrielle comme une Nation coupée en deux Nations hostiles, séparées l’une de l’autre par les conditions de vie et par les sentiments. La coïncidence est frappante avec Engels (La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1844). Une source commune est peut-être à chercher dans le chartisme et chez Carlyle.

[16] Très différente, on le notera au passage, des conceptions machiavéliennes du « conflit des humeurs », dans lesquelles la lutte des riches et des pauvres, tout en opposant des intérêts radicalement contraires, est susceptible d’être médiée ou régulée par une « puissance tribunitienne », c’est-à-dire par une institution représentative des dominés au sein de l’ordre dominant. Celle-ci resurgira au contraire dans Le Capital, en particulier dans l’analyse des luttes pour la journées de travail normale en Angleterre, présentées comme une « longue guerre civile »

[17] Auquel se rattache, de façon équivoque, la question de la colonisation, en vertu de l’analogie qui est établie entre la « soumission des campagnes à la domination des villes » et la soumission des « pays barbares ou semi-barbares » aux « pays civilisés », des « peuples de paysans aux peuples de bourgeois, [de] l’Orient à l’Occident. »

[18] Je cite Benjamin à dessein, en pensant aux « Thèses sur le concept d’histoire » de 1940. C’est, à juste titre, un des recours les plus fréquent du « marxisme critique » d’aujourd’hui, où viennent se conjuguer la proposition épistémologique d’une temporalité non « progressive » (dans laquelle la révolution n’est pas la « résolution du problème » posé par l’histoire (Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique), et l’espoir « messianique » d’une rédemption (ou d’une revanche) des « vaincus ». Il faut bien voir que, pris à la lettre, le « marxisme » du Manifeste est aux antipodes d’une telle conception, même s’il comporte lui aussi des dimensions messianiques : son « prolétariat » n’est pas vaincu, il « commence à résister avec son existence même », et sa victoire est « inéluctable ». C’est pourquoi, si le cours de l’histoire va à l’opposé, il n’a pas d’autre possibilité, apparemment, que de le nier dans l’imaginaire.

[19] Je reviens ci-dessous, à propos de l’internationalisme, sur l’importance, désormais établie, de la « réponse à Mazzini » dans les motivations du Manifeste.

[20] La distinction philosophique de la « classe en soi » et de la « classe pour soi » est implicite dans le Manifeste. Elle figure comme telle dans les textes immédiatement antérieurs (Misère de la philosophie) et immédiatement postérieurs (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Je crois indispensable de l’importer ici. Elle emporte avec elle une problématique de la conscience (sociale, ou collective) que nous allons retrouver. Mais ici surgit un nouveau « point d’hérésie », car – en raison même de sa fonction pratique – cette dialectique peut être inversée : il n’existe pas de « classe en soi » (mais seulement des structures d’exploitation, des conditions économiques) s’il n’existe pas de « parti » (au sens historique général, qui est celui du Manifeste) pour la constituer. Dans l’histoire du marxisme, ce point de vue devient explicite chez Gramsci. Et il conduit à la thèse du primat de la lutte sur l’existence des classes, voire de la « lutte de classes sans classes [préexistantes] », paradoxalement soutenue par deux marxistes que tout oppose : Althusser et E.P. Thompson.

[21] Cette idée est explicite dans les deux textes exactement contemporains (tous deux de 1847) : Travail salarié et capital, déjà cité, et le Discours sur le Libre-Echange (voir la belle édition critique et commentée : Karl Marx, Discorso sul libero scambio, a cura di Alberto Burgio e Luigi Cavallaro, DeriveApprodi, Roma 2002).

[22] On ne peut complètement comprendre la genèse des formulation du Manifeste sur la nation, le nationalisme et l’internationalisme, si on néglige le fait, désormais établi, que figurait parmi les « demandes » adressées à Marx et Engels par leurs camarades de la Ligue des communistes en vue de la rédaction du Manifeste, la nécessité de répondre au « manifeste » que venait de publier (également à Londres) une autre figure de l’exil démocratique européen, Giuseppe Mazzini : son opuscule : Thoughts upon democracy in Europe, d’abord paru en anglais dans le journal chartiste The People’s Journal en 1846-1847, contenait à la fois une réfutation détaillée des doctrines socialistes et communistes (que Marx et Engels appelleront « utopiques » dans le Manifeste et un projet d’Etats-Unis d’Europe (avant la lettre, qui viendra quelques années plus tard), auquel répond directement l’internationalisme « de classe » de Marx et Engels. Voir S. Mastellone: Mazzini and Marx: thoughts upon democracy in Europe, Praeger, Westport and London, 2005.

[23] Ceci est la traduction française courante de l’expression allemande : die Erkämpfung der Demokratie, qui enveloppe à la fois l’idée d’une prise du pouvoir à l’intérieur du cadre démocratique et l’idée que, par la lutte, la forme démocratique est gagnée à la cause prolétarienne, donc détachée de la cause bourgeoise. Il faut relire ici très attentivement le §18, crucial, des Principes du communisme d’Engels, qui inscrit parmi les objectifs des communistes une « constitution démocratique » (eine demokratische Staatsverfassung). Toute la discussion sur la « conquête » et l’utilisation de la démocratie est commandée par une lutte sur plusieurs fronts, avec Proudhon et les « socialistes », avec Mazzini, et entre plusieurs courants du Chartisme, sur laquelle il faudrait avoir le temps de s’étendre.

[24] Voir M. Abensour, La démocratie contre l’Etat, Marx et le moment machiavélien, PUF, Paris 1997. Abensour tire une ligne de continuité entre le démocratisme radical du Manuscrit de 1843 et l’antiétatisme de La Guerre civile en France, en « sautant » par-dessus le Manifeste. C’est en somme l’inverse de ce que j’avais fait moi-même dans mon essai de 1972 : « La rectification du Manifeste communiste » (repris en 1974 dans Cinq Etudes du matérialisme historique, Maspero, collection « Théorie »), où j’importais la notion althussérienne d’une « nouvelle pratique de la politique », et dont Foucault se moque gentiment dans un interview de la même année (Dits et Ecrits, n° 119).

[25] Dans un contexte, ne l’oublions pas, de réaction conservatrice et de répression des opposants ou de « Sainte Alliance » des aristocrates et des possédants. Le problème resurgira sur une grande échelle à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, avec les débats internes de la social-démocratie sur le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes ».

[26] Il n’est même pas certain que ce dilemme soit propre à Marx, au socialisme et au communisme : il existe aussi du côté du libéralisme. Dans un texte brillant, I. Wallerstein a soutenu que toutes les « idéologies » fondamentales de l’époque moderne (après la révolution française) vivent dans la même « contradiction performative » : elles attendent de l’Etat les moyens d’assurer un développement ou une autonomie de la société qui, théoriquement, le neutralise ou le minimise (cf. I. Wallerstein, The modern World-System, vol. IV, centrist Liberalism Triumphant 1789-1914, University of California Press, 2011, chap. 1 : « centrist Liberalism as ideology”.

[27] Muriel Combes : La vie inséparée. Vie et sujet au temps de la biopolitique, Editions Dittmar, Paris 2011.

[28] J’avais développé cette idée en 1979 dans ma contribution au volume collectif Marx et sa critique de la politique, écrit avec André Tosel et Cesare Luporini (Maspero, collection « Théorie »).

[29] Union en anglais, d’où le mot d’ordre : « unissez-vous » !

[30] Voir L. Althusser, « Le marxisme comme théorie « finie » » (1978), rééd. Dans Solitude de Machiavel, Edition préparée et commentée par Yves Sintomer, PuF, Paris 1998.

[31] Je pense que néanmoins Marx et Engels ont un référent pratique privilégié, qui est l’histoire du Chartisme anglais, illustrant l’idée du « parti inséparé », pour qui les revendications sociales, voire socialistes (anticapitalistes) vont de pair avec les revendications démocratiques (suffrage universel). Mais au moment où ils écrivent le Manifeste, le Chartisme a été vaincu et il est entré en décomposition, même s’il laisse une trace profonde. Les « radicaux » sont devenus des libéraux, ou au contraire des socialistes « utopiques », c’est-à-dire apolitiques. La constitution des partis social-démocrates, à la fin du siècle fera resurgir le dilemme avec acuité. Notons que dans le cas du Chartisme, et a fortiori dans celui des partis social-démocrates, le cadre national du mouvement démocratique et social est affirmé avec une force telle que la dimension internationaliste (même « stratégique ») devient évanescente.

[32] Voir en particulier toute la conclusion de Misère de la philosophie. Sur les vicissitudes ultérieures de l’opposition entre « science » et « utopie », ainsi que la conversion de la science en utopie à la deuxième puissance dans la Révolution russe, voir le livre de Nestor Capdevila, Equivoques et tourments de l’utopie. Un concept en jeu, Publications de la Sorbonne, Paris 2015.

[33] Mais en même temps – et le paradoxe performatif est ici à son comble – il faut aussi les récupérer ou les incorporer : c’est pourquoi, comme l’ont signalé les grands commentateurs (Andler, J. Grandjonc, Bert Andreas), le texte du Manifeste est un véritable palimpseste, dans lequel d’innombrables mots et phrases venus des « socialistes et communistes critico-utopiques » sont incorporés silencieusement au texte de Marx et Engels, et amalgamés avec leurs propres formulations.

[34] Sprache des wirklichen Lebens, « langue » ou mieux « parole de la vie réelle », disait L’Idéologie allemande : dans Spectres de Marx, Derrida dira qu’il y a là une sorte de « ventriloquie ».

[35] Evidemment, ceci est une rhétorique ou même une poétique (comme n’a cessé de s’attacher à le montrer, en particulier, Jacques Rancière). Cela ne veut pas dire qu’elle soit creuse. Au contraire, sur ce point, le Manifeste est peut-être plus effectif que ne le sera Le Capital, où la constitution de la « voix du réel » dans le discours théorique passe par une autre procédure : la « critique de l’économie politique » est combinée avec la citation  de la « parole ouvrière », telle du moins que la rapportent les Inspecteurs de fabrique (factory inspectors)..

[36] Disons-le d’un mot au passage : ce qui est apparu à de nombreux marxistes comme une « garantie » contre cette réinscription, c’est l’organisation politique (du parti) elle-même qui, comme le dira plus tard Lénine, « se renforce en s’épurant » (Matérialisme et Empiriocriticisme). Mais cette garantie a précipité l’issue…

[37] Gramsci en 1917 : « Je vis, je suis partisan. C’est pourquoi je hais qui ne prend pas parti, je hais les indifférents » (La cité future, Présentation d’André Tosel, Editions Critiques, Paris 2017).

[38] Ce qu’on peut essayer de mettre en rapport avec le fait que Marx, Engels et leurs camarades de la « Ligue des Justes », devenue au même moment « Ligue des communistes », proviennent, comme dit le texte, « de plusieurs pays », c’est-à-dire qu’ils ont entre eux une solidarité d’exilés.

[39] Aujourd’hui, on observe souvent une application inversée de cette formule : « ceux qui n’ont pas de patrie (les migrants) sont le prolétariat ».

[40] Bien que, comme ils l’indiquent dans la préface de 1872, ils se soient interdit de toucher au texte, en raison de son appropriation par l’histoire, contrairement à ce qu’ils ont fait pour d’autres (en particulier Travail salarié et capital).

[41] Dans La mésentente : politique et philosophie, Paris : Galilée, 1995, dont c’est l’une des thèses principales.

[42] Partha Chatterjee: The Politics of the Governed Reflections on Popular Politics in Most of the World, Columbia University press 2004.

[43] Les Etats sont débordés, d’un côté par la « gouvernance » économique, de l’autre par la guerre indéfinie (dite « de basse intensité ») qu’ils organisent, utilisent ou laissent faire (comme en Libye).

[44]  Je n’ose pas dire « religieuse » : je pense en réalité plutôt à ce que Nietzsche appelait la « transmutation des valeurs ».

[45] Il faut maximiser à la fois l’autonomie et l’interdépendance des sujets.  Ce qui, à l’évidence, depuis l’idéologie allemande jusqu’aux formules du Capital concernant le « rétablissement de la propriété individuelle sur la base des acquis de la socialisation capitaliste », est une des constantes de la représentation que Marx se fait du « communisme ».

[46] Suivant la profonde formule que Fredric Jameson a tirée de la comparaison entre les analyses de Marx sur la « révolution bourgeoise » et celles de Max Weber sur l’articulation de la Réforme calviniste et du capitalisme : Fredric Jameson, “The Vanishing Mediator, or Max Weber as Storyteller” [1973], in idem, The Ideologies of Theory: Essays 1971-1986, vol. 2: Syntax of History (Lon­don: Routledge, 1988), pp. 3-34.

fondashen