Giuseppe Aprile | Faut-il abolir le sujet de droit ?

Par Giuseppe APRILE

Si les débats « abolitionnistes » apparemment concernent davantage des institutions (telles que la police ou la propriété) que les sujets, il ne reste pas moins que les questions de subjectivité et de subjectivation semblent rentrer pleinement – autant du point de vue descriptif que normatif – dans le paradigme envisagé par W.E.B. Du Bois, et cela tout d’abord puisque le moment négatif de l’abolition d’une certaine forme de subjectivité doit être nécessairement suivi par le moment positif constitutif d’une autre.

En effet, si Byung-Chul Han soutient que l’on se trouve dans une période de « crise de liberté » puisque la seule vraie liberté que l’on a réside dans les interstices du passage du « sujet » au « projet »[1], Simona Forti envisage une voie de sortie de cette crise qui n’implique ni la de-subjectivation du sujet, ni la démolition de tout moi-projet, et qui par contre prend appui sur la possibilité d’une praxis éthique socratique du sujet[2].

L’alternative entre un sujet « souverain » expression d’une volonté de puissance et un sujet dominé par les formes de pouvoir (y compris le « Capital » selon Han qui serait une véritable Lebensform suivant Martin Saar) n’est pas en effet la (impossible) soustraction à toute forme de pouvoir à travers une pure de-subjectivation – qui conduisant selon Forti à une « nue vie » constituerait, elle seule, la forme sur laquelle le pouvoir n’a aucune emprise et donc le seul horizon-limite d’une (impossible) « libération » du pouvoir. Au contraire, Forti indique dans les pratiques de « soin de soi » foucaldiennes, ainsi que dans la théorie arendtienne du « deux-en-un » , les racines d’une théorie critique socratique du sujet qui semble être un point de départ indispensable de tout projet de critique & praxis[3] de l’économie politique dans une perspective abolitionniste qui prenne en compte les questions de race et – dans ce cas spécifique – de sexe.

En effet, les deux formes de subjectivation qui semblent émerger en opposition entre elles dans Naissance de la Biopolitique sont le sujet d’intérêt de la rationalité libérale (homo oeconomicus) et le sujet de droit du pouvoir souverain (homo juridicus), deux alternatives apparemment tellement incompatibles que Foucault déclare le problème du libéralisme consister à gouverner des sujets d’intérêt dans un espace de souveraineté[4]. S’il semble évident donc que ce sujet d’intérêt (néo)libéral doit faire l’objet d’une critique abolitionniste, en raison de l’absence de toute perspective de liberté et d’émancipation à son horizon[5], il ne semble toutefois pas possible de le remplacer avec le sujet de droit, le sujet du pouvoir souverain qui selon Foucault l’a précédé historiquement.

Cette opération parait inopportune pour deux raisons. Premièrement, parce que ce sujet de droit semble en réalité être toujours le sujet d’une rationalité libérale. Et cela non-seulement dans le sens que ce sujet est en effet au centre du « problème du libéralisme » juridique comme le remarque Harcourt[6], mais aussi dans le sens que la distinction entre ces deux sujets n’est pas si nette que l’architecture foucaldienne ne semble faire apparaitre. En effet, si on suit Wendy Brown, il faut relever que tout au long de son Cours, Foucault semble ignorer (volontairement) les différences entre libéralisme « politico-juridique » et « économique »[7] et considère les deux aspects comme étant deux côtés de la même rationalité. Cela pousse donc à envisager qu’il y a une parenté étroite entre ces deux sujets, le sujet de droit étant en réalité – au même titre que le sujet oeconomicus qui est censé par contre lui être opposé – « un sujet poursuivant exclusivement son intérêt personnel »[8].

Mais l’inopportunité de cette substitution semble dériver, deuxièmement, de la circonstance que le sujet de droit, considéré comme « le moderne sujet titulaire de droits, individu responsable situé dans un contexte d’imputabilité, responsabilité et autonomie »[9] se forme dans l’histoire de la pensée occidentale autour des pratiques du soi à soi concernant le sexe. Foucault s’efforce en effet d’esquisser ce passage dans Les Aveux de la Chair, en montrant comme le cadre théorique d’Augustin – visant l’établissement d’une économie de la concupiscence dans le cadre du mariage à travers les notions d’usage et de propriété du corps du conjoint – permet de « penser simultanément et [en] une seule forme le sujet de désir et le sujet de droit »[10], un sujet devant apprendre à faire un bon usage de ce mal, inscrit comme une fracture dans sa subjectivité depuis la faute originaire et la chute, qui est la libido.

Il est intéressant de remarquer à ce propos que la conception plus ancienne, par rapport (et en opposition) à laquelle Augustin construit son cadre, est celle d’un « acte sexuel […] pensé comme ‘bloc paroxystique’, unité convulsionnelle où l’individu s’abîmait dans le plaisir du rapport à l’autre, au point de mimer la mort »[11], une conception qui ressemble la définition de la pulsion sexuelle comme « pulsion de mort » dans certains théoriciens queer, tels que Leo Bersani, considérant que la libido (découverte par Freud et après refoulée exactement du fait de son potentiel mortifère) est en effet « la tentative de combattre le pouvoir avec le plaisir, la possibilité ouverte à l’être humain d’atteindre une jouissance dans laquelle sa subjectivité est pour un moment décomposée »[12]. Cet effort de sortir de soi-même, de se désubjectiviser et de mourir au niveau identitaire, semble en effet ne pas être un caractère intrinsèque de la « pulsion sexuelle » mais plutôt le pendant d’une subjectivité bâtie autour de techniques visant sa contention, visant donc une limitation de la libido.

Or si, comme le soutient Harcourt, une critique de l’économie politique aujourd’hui n’est possible qu’en prenant en considération d’autres aspects de la subjectivité tels que la race ou le sexe et si effectivement la construction de la subjectivité de droit – alors que menée à travers une praxis éthique du soi à soi (de toute façon plutôt platonique que socratique[13]) – passe à travers une certaine « technique » de la maitrise de la pulsion sexuelle, il semble non seulement qu’un retour à la subjectivité de droit (telle qu’on la connait) après l’abolition de la subjectivité « économique » néolibérale est en réalité une fausse piste (de fait c’est un repli sur la même forme de subjectivité); mais encore qu’il est nécessaire d’envisager son abolition à son tour, compte tenu du fait qu’elle s’est bâtie sur des pratiques de véridiction de soi en matière sexuelle tellement mauvaises à faire plutôt envisager la dé-subjectivation, la « mort du sujet » (sinon la mort physique dans certains cas[14]) comme horizon de liberté. A ce propos, si – d’un côté – le fait de considérer l’institution (coté « positif » de l’abolition) d’une praxis éthique qui favorise la formation d’une subjectivité de droit socratique devrait permettre au désir sexuel de prendre une forme différente de la « pulsion de mort » (ou du moins elle devrait éviter toute recherche de liberté sous-forme d’une dé-subjectivation une fois cette « pulsion » acceptée sans chercher aucun dépassement dialectique), il semble – de l’autre coté – que cela soit de toute façon un présupposé nécessaire dans toute perspective de « révolution-abolition » du capitalisme.

Si l’on suit donc Foucault en considérant que « la révolution, soit elle sera éthique, soit elle ne sera jamais »[15] et Harcourt dans l’idée que ce n’est pas la « nature humaine » qui détermine le modèle de société où l’on vit, mais le modèle de société choisi qui « dit » ce que nous sommes[16], il semble que les problèmes de subjectivation doivent nécessairement être compris comme des problèmes d’institutionnalisation et que l’abolition/création des unes se lie à l’abolition/création des autres. Il reste toutefois à imaginer d’un côté quelles institutions peuvent (si possible) diffuser des pratiques socratiques de « soin de soi » de manière démocratique (une nouvelle religion civile ne serait pas – à strictement parler – démocratique) et, de l’autre côté, quelle forme pourrait-elle prendre le droit, une fois sa prétendument et illusoirement « neutre »[17] subjectivité rebâtie, pour ce qui concerne des concepts tels que « faute », « imputabilité » ou « responsabilité », qui du coup ne devraient plus être liés aux mécanismes de contention de la libido.

Notes

[1] Byung-Chul Han, Psychopolitics : Neoliberalism and New Technologies of Power (New York: Verso Books, 2017). Pour le philosophe coréen, si le moi-sujet se perçoit soumis aux contraintes externes du pouvoir, le moi-projet reste de fait soumis aux contraintes internes du sujet. Par conséquent on n’est libre que dans le moment de passage d’une forme à l’autre.

[2] Simona Forti, “Per un ethos della libertà. Note su soggettività e potere”. In Almanacco di Filosofia e Politica, edited by Roberto Esposito, 49 – 74. Macerata: Quodlibet, 2019.

[3] Harcourt, lui aussi, il remarque comme la tradition de théorie critique dans laquelle Foucault s’inscrit est une tradition certainement plus Nietzschéenne que Hégelienne-Marxiste, mais en réalité à la source c’est Socratique.

[4] Je traduis librement de la version anglaise ici, mais le concept est bien exprimé dans les cours du 28 mai 1979 et 4 avril 1979 de Naissance de la Biopolitique.

[5] Selon Han, ce sujet néolibéral vit dans une éternelle condition de « moi-projet » visant l’investissement de son capital humain. Alors qu’il se perçoit libre de toute contrainte de pouvoir, en réalité, il reste en tout cas un « esclave de lui-même » dans l’observation stricte du projet qu’il se donne.

[6] Bernard Harcourt, Critique & Praxis (New York : Columbia University Press, 2020), Chapter 11.

[7] “Put in another way, for Foucault there is no divergence between economic and political liberalism”. Wendy Brown, Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution (New York: Zone Books, 2015), 59.

[8] Harcourt, Critique & Praxis, 249. Ici Harcourt lit le Marx de « Sur la Question juive ».

[9] Ib., 118. Ma traduction libre en français.

[10] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. IV : Les Aveux de la Chair (Paris : Gallimard, 2018), 406.

[11] Ib., 416.

[12] Leo Bersani, Homos (Cambridge: Harvard University Press, 1996), 102. Ma traduction libre en français.

[13] On considère – suivant Forti – que la pratique de soi platonique est une pratique de « véridiction », de « connaissance de soi » aboutissant sur l’examen et la conformation du soi à certaines vérités, alors que la pratique de soi socratique est une pratique de « soin » qui entraine un dialogue intérieur entre parties en conflits sans que cela aboutisse sur un dépassement dialectique vers une forme ultérieure de vérité.

[14] C’est le cas par exemple du philosophe-activiste italien Mario Mieli.

[15] Forti, “Per un ethos della libertà. Note su soggettività e potere”, 74.

[16] Harcourt, Critique & Praxis, 252. Ma traduction libre de l’anglais.

[17] On pourrait soutenir qu’une autre des « illusions » libérales est celle d’occulter ce procès de formation-véridiction de la subjectivité de droit autour du sexe.

[18] “For an ethos of freedom. Notes on subjectivity and power”. My translation.

Bibliographie

  • Bersani, Leo. Cambridge: Harvard University Press, 1996.
  • Brown, Wendy. Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. New York: Zone Books, 2015.
  • Forti, Simona. “Per un ethos della libertà. Note su soggettività e potere”[18]. In Almanacco di Filosofia e Politica, directed by Roberto Esposito, edited by Mattia di Pierro and Francesco Marchesi, 49 – 74. Macerata: Quodlibet, 2019.
  • Foucault, Michel. Histoire de la sexualité, vol. IV : Les Aveux de la Chair. Paris : Gallimard, 2018.
  • Foucault, Michel. Naissance de la biopolitique. Paris : Gallimard-Seuil, 2004.
  • Han, Byung-Chul. Psychopolitics : Neoliberalism and New Technologies of Power, Erik Butler. New York: Verso Books, 2017.
  • Harcourt, Bernard. Critique & Praxis. New York : Columbia University Press, 2020.

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