Arlette Farge
Même si j’ai vécu « mai 1968 », je suis plus compétente sur les émeutes du XVIIIe siècle que sur ce soulèvement majeur. Mais il existe un lien entre ces deux phrases ici déclinées. C’est en effet 1968, sa réalisation et ses rêves qui ont définitivement marqué mes travaux d’historienne. L’envie était si présente de mettre en regard la raison, les pratiques humaines, les désirs et les sentiments dans la société populaire du XVIIIe siècle.
Il est nécessaire de tracer rapidement un décor historique concernant le siècle, la monarchie et les émeutes qui firent irruption. Il y eut cinq émeutes importantes : une en avril 1720, une autre en juin de la même année, puis celle de 1725 et 1750, et enfin celle qui fut appelée la guerre des farines en 1775.
Ces cinq émeutes sont habitées par une pluralité de sens, aucune ne ressemble à l’autre, et nous y reviendrons.
- Avant de les décrire, il faut parler de la manière dont la monarchie et son gouvernement ont pour préoccupation majeure un de leur grand souci : la foule, celle qui vient gêner l’amplitude de la royauté. En tout premier lieu, il faut souligner qu’elle a une connaissance grossière et contradictoire de sa réalité. La foule, le peuple sont nommés par elle comme étant homogène, composée d’êtres qu’elle considère « sans intelligence », « inepte », « épidermique », tantôt « femelle », tantôt « enfant ». On pourrait alors penser qu’elle n’en a point peur : or, dans un même élan qui démontre son immense crainte d’elle, le Roy ne cesse d’interroger son lieutenant général de police, ses inspecteurs et commissaires, ses mouchards sur ce que ce peuple pense et formule dans les lieux publics (tavernes, carrefours, cafés, perrons d’église etc.). Ainsi la foule ne penserait pas, mais il vaudrait mieux savoir ce qu’elle pense… les « gazetins[1] » de la police secrète sont emplis de ces propos populaires transmis au Roi tous les mardis matin.
Et si l’on tient (audacieusement j’en conviens) à faire quelques parallèles avec aujourd’hui, on peut affirmer qu’en ce moment le gouvernement fait de tout rassemblement un objet de panique, que l’on pense à Notre-Dame des Landes, aux manifestations étudiantes, aux défilés unitaires etc.). Au XVIIIe siècle, a-t-on dit, le pouvoir méprise la foule et ne l’entend pas. En même temps, celle-ci est « ailleurs », un peu comme cela se passe aujourd’hui, et constituent un ailleurs qui lui est inconnu et qui, pourtant, ne cesse de se définir.
- Une atmosphère sociale bien particulière.
Au XVIIIe siècle, à Paris, on vit dehors entre tapage et effervescence, ateliers ouvrant sur la rue, marchands ambulants et gagne-deniers, foires et marchés. L’intimité n’existe pas encore, et les appartements donnent les uns sur les autres. Les bords de Seine, les tavernes, les lieux d’embauche, les ponts sont couverts de monde : il n’y a pas à « rassembler » la foule, elle est présente du matin à la nuit tombée. Il suffit d’un incident (un cocher impertinent par exemple) pour que s’organise instantanément un rassemblement, ou des mouvements d’indignation. La pauvreté est flagrante, la violence aussi, encore plus qu’aujourd’hui. Aujourd’hui on le constate constamment, « rassembler » demande préparation et effort : on ne vit pas dehors, et les solidarités ne sont pas les mêmes. Il existe une foule déjà en place au Siècle des Lumières, et c’est bien ce qui inquiète le Roi, fort heureux d’avoir quitté le Louvre pour Versailles, loin des tumultes de la plèbe.
- Du sens et de la mémoire des émeutes.
Voici les motifs des cinq émeutes principales :
- Les journées d’avril 1720 surviennent après la vague d’ordonnances répressives prononcées contre les oisifs, les mendiants et les vagabonds. La police arrête en pleine rue, des envois forcés vers la Louisiane sont opérés après qu’elle ait organisée des mariages forcés. Il y eut révolte avec massacres d’archers et d’exempts de police. L’enlèvement en pleine rue est intolérable.
- En juillet 1720, tout est différent : l’émotion naît d’une situation inédite dans l’économie de l’Ancien Régime. On diminue la dette de l’État par une politique inflationniste non maîtrisée. C’est le système de Law : naît la légende du pauvre faisant fortune. La désillusion survient très vite et la colère monte ainsi que les échauffourées.
- En 1725, une émeute populaire éclate faubourg Saint-Antoine. À son origine, une dispute entre une boulangère et sa cliente. Un soulèvement se forme, composé surtout de femmes ; les coups de feu de la garde n’y apportent aucun calme. Malgré répression et pendaisons, la ville reste violente de longs mois, et les parisiens se tourneront vers la Reine.
- Juillet 1750 : des ordonnances de police sont rendues pour que soient enlevés puis enfermés des enfants de quatre à douze ans, nommés polissons, jouant dans les rues. La fièvre de l’émeute monte à grande vitesse. C’est une énorme émeute. Un mouchard sera pourchassé et lynché par la foule. La répression sera très violente avec exécution à mort ; les enfants seront libérés.
- En mai 1775, voici la guerre des farines. Louis XV vient de mourir sans que quiconque le regrette. Difficile de saisir ce mouvement, pourtant très étudié. On parle de complot. Turgot instaure la liberté de commerce et des grains : beaucoup de mouvements paysans se forment en Île-de-France, mais les autorités accoutumées à ce genre d’agitation ne semblent pas préoccupées, jusqu’à ce que la foule compacte entre dans Paris par les Porte-Saint-Martin et Vaugirard, pillant toutes les boulangeries. Et cela se fit dans la joie. En fait, depuis longtemps, régnait une lourde colère et Louis XVI ne répond pas aux attentes. Effrayée la police use de douceur avant que n’intervienne la répression.
On le voit, chaque émeute détient ses motifs propres, tous différents et ses modes d’action particuliers. À partir de là, peuvent se faire quelque constatations. Le peuple est pauvre, certes, mais il n’est pas qu’un « ventre » comme l’affirment certaines élites, car tous les mouvements de foule n’ont pas pour cause l’enrichissement du prix du pain. Par ailleurs, on constate une très grande présence des femmes dans les manifestations : très souvent incitatrices et appelant à la révolte, elles la précèdent et sont cause de grandes frayeurs pour la police qui craint leur détermination et leur violence. En 1720, au moment de l’émeute de Law, elles n’auront de cesse de demander (déjà) un pouvoir économique. Imprévisible, la révolte l’est : on ne sait d’où elle viendra, ni comment elle se formera. Elle est le bruit de la colère, celle qui jaillit quand certaines situations et conditions de vie deviennent intolérables. Coutumières en quelque sorte (car il y a des rébellions qui ne sont pas des émeutes), c’est souvent qu’on entend sur une place ou dans un marché l’expression « voilà la révolte ! ». À ce cri, tout le monde s’assemble : on y reconnaît le murmure du combat qui y approche, on y souligne aussi le soulagement : « enfin la voilà ».
En effet la colère recharge la communauté de sens et les modes, de ce fait, s’improvisent entre excès, rationalité et multiplicité d’affects (cf.A. Farge, J.Revel, Les logiques de la foule, Affaires des enlèvements d’enfants, juillet 1750, ed. Hachette). Colère, improvisation, débordement n’empêche aucunement que ce moment tumultueux ne connaisse de nombreux effets : victimes, répression, nouvelles orientations du gouvernement parfois. Quoi qu’il en soit, dans le peuple de Paris, l’émeute se vit légitime ; elle va de soi, appartient au mouvement du réel. Elle naît souvent de la fatigue et du rêve (comme 1968 peut-être), de la frustration, du manque d’espérance. De fait, c’est un savoir propre sur la réalité du monde qu’elle proclame sous forme d’indignation. Bien sûr, tout cela s’accompagne d’une mise en forme très gestuelle et sonore.
Peut-on affirmer que les émeutes successives du XVIIIe siècle avaient la mémoire des précédentes ? De fait, à travers les archives de police, on s’aperçoit tout d’abord que l’émeute se vit comme un acte social, une personne vivante et même parfois la « partenaire du Roy ». Elles le sollicitent, injurient, l’implorent : il a si souvent proclamé qu’il était le père de la nation que ses sujets s’expriment contre lui, muni de la conscience qui leur a été imposée par Dieu lui-même qu’ils étaient leurs fils.
C’est pour cela qu’on ne peut pas affirmer que de révolte en révolte, selon une linéarité qui serait absurde existe une mémoire permettant de dire que chaque émeute entraîne la suivante. En aucun cas, 1720 n’annonce 1725, encore moins 1750 ; et personne ne peut prouver aujourd’hui que juillet 1789 serait la résultante des cinq émeutes du siècle. Certes, on se souvient des autres émeutes, mais à chaque émeute, il s’agit d’une nouvelle lecture des événements présents et une construction originale d’une réponse à donner aux injustices. Aucune émeute n’annonce l’autre, et ne porte en elle la précédente ; s’il est vrai qu’il y a une mémoire de la subversion, cela ne veut en aucun cas dire qu’une progression s’organise de rébellion en rébellion. Il n’existe pas une progression de la conscience qui ferait des événements de 1775 des moments plus élaborés que ceux de 1720. Qu’on garde une émeute en mémoire n’autorise pas à dire que cette mémoire se cumule et s’additionne. Elle fabrique d’autres attitudes prêtes à de nouvelles réponses qui possèdent d’autres formes d’opinion et de sentiments.
- Face à l’émeute, la police, la monarchie.
Au XVIIIe siècle, l’organisation de la police est encore neuve, puisque la création de la lieutenance générale de police parisienne date de 1667. Elle se met en place avec une hiérarchisation très importante : Roi, lieutenant général de police, commissaires de police, inspecteurs de police avec des secteurs bien définis, exempts de police, garde et guet. Malgré sa hiérarchisation, on ne peut encore dire qu’elle soit totalement efficace tant l’espace urbain est complexe. En tout cas, sa mission est de réagir à tout soulèvement : la peur l’habite, amplifiée par celle du monarque. Répression violente et tentative d’apaisement scandent les phases de l’émeute et de ses agissements. Les autorités ne peuvent comprendre les sentiments de la foule et si l’on se plonge dans le grain minuscule de l’événement, on est frappé d’une première chose (que les autorités perçoivent mal) : les émeutes ne sont pas, comment le croit parfois, tout simplement des ruptures ni des brisures définitives dans le cours ordinaire des choses.
Elles apparaissent plutôt comme le point de jonction nécessaire entre un ordre qui fait défaut, et un avenir très mal assuré. Il y a donc de l’ordre dans ce désordre, un désir très grand de justice. Le peuple recherche alors l’échange qui lui manque (et l’on peut faire comparaison avec 2018). Pour la police, l’émotion possède un tout autre usage : elle est ravalée en un prisme réducteur. Pour elle, la foule veut échapper au destin qu’on lui impose et est retraduite dans les termes de « sauvage » et de « primitif » ; à ces derniers on accorde pas d’échange même si on est le Roi.
Sauvage, primitif, étrange, étranger : certes ce peuple fait la nation mais il n’est pas des nôtres, pensent les autorités. Plus encore qu’à mai 1968, je pense à aujourd’hui, à 2018, où le peuplé est évité, repoussé dans sa volonté d’exister tel qu’il est, souffrant. Non négociable en somme.
À nous historiennes et historiens, je pense à la responsabilité que nous avons dès lors non de parler du peuple ou sur le peuple, mais comme le disait Paul Ricoeur de « laisser parler le peuple ». Ce serait être fidèle à la pensée de Jacques Rancière dans sa phrase : « le mensonge du poète n’est pas d’ignorer les douleurs du prolétaire mais de les dire sans les savoir ».
En quelque sorte, s’il faut faire des rapprochements incertains entre des périodes éloignées, il me semble que quelque chose aujourd’hui en 2018 porte des échos des émeutes du Siècle des Lumières. En quelque sorte, dans les deux cas, il y avait, il y a, conscience de donner un nouveau sens à donner au monde, de faire obstacle à l’intolérable. En 1968 à partir de conflits forts, ouvriers et étudiants, se fabriqua un rêve déjà présent depuis plusieurs années, alimenté par la guerre du Vietnam, Cuba et la guerre d’Algérie et l’ennui infini dans lequel se vécurent les années 1960. En 2018, le gouvernement décline, c’est vrai, les lieux fragiles, précaires et pauvres, mais ils ne cherchent pas à les « savoir ». Car le savoir devrait fabriquer du faire.
Notes
[1] Gazetins conservées aux Archives Nationales et à la bibliothèque de l’Arsenal dans la série des archives de la Bastille.