Allégorie
La Révolution était une jeune fille flamboyante et rebelle
Elle avait ses outrances, son rouge à lèvres carmin, carnassier, comme taché du sang parfois versé,
Son oeil charbonneux de la suie des barricades,
Elle dansait face à la vieillesse du monde et lui faisait perdre la tête
Tous les peuples pour elle s’embrasaient
C’était l’Angleterre de Cromwell, c’était l’Amérique de Washington
Mais c’était, c’était surtout la France et Paris et 1789.
La Révolution changeait l’ordre du monde et renversait les privilèges
Elle refusait les prétendants
Elle préférait sa liberté
Elle adorait chanter, et ses chansons faisaient le tour du monde
Lorsqu’un jeune Corse aux dents longues lui faisait des avance à coups d’empire elle préférait se réfugier dans la Littérature.
Elle se sentit piégée, séduite mais insaisissable
Jamais conquise toujours inaccessible
Elle avait d’autres amours et ne voulait pas d’exclusive
Qui trop embrasse mal étreint, elle ne trouva jamais fiancé à sa mesure
Elle était toujours déçue, toujours trompée,
ceux qui lui promettaient le mariage et l’amour éternel la voulaient docile, soumise, rangée derrière ses fourneaux
Elle se méfiait.
En 1848 pourtant elle voulut encore y croire
Mais fut finalement victime de la même malédiction familiale
Décidément elle devait se méfier des jeunes napoléons.
Elle se fit toute petite, s’exila, minuscule, sur des îles anglo-normandes,
Jersey, Guernesey,
En Belgique
Dans ces refuges de grands hommes pas encore transformés en paradis d’exilés fiscaux
Elle se consola ainsi dans les bras toujours généreux, toujours chaleureux, de Victor Hugo
Il la ramena à Paris triomphante, pour l’encanailler sur les pavés de la Butte aux Cailles avec les Communards
Elle aimait les gaillards du peuple
et Louise Michel était sa meilleure amie
Lorsqu’elle la vit partir au bagne avec leurs camarades, ses cheveux devinrent gris d’un coup.
Elle n’oublia jamais.
Prit son parti d’un concubinage de raison avec la République
Troisième du nom.
S’assagit.
Se mit à tricoter, pour les enfants de la Liberté, sa fille aînée,
De grandes lois et de belles victoires
L’école publique gratuite laïque et obligatoire
la liberté d’association, de la presse, des syndicats…
Mais le XXe siècle arrivait
La jeune fille n’était plus : Victor Hugo était mort et Jaurès assassiné
Elle alla affronter le grand hiver russe
Pourtant même son ancienne passion, son grand amour, Karl Marx
Le lui avait déconseillé.
Elle n’y résista pas.
Vit tomber un à un tous ses beaux amis de 17
Emportés dans la tourmente stalinienne.
Elle n’en pouvait plus.
N’avait plus la force
Affaiblie, sans défense, elle fut violentée et brimée
Piétinée par les totalitaires des années 30 qui n’hésitèrent pas à lui voler son nom.
Elle ne voulait plus entendre parler de politique.
Mai 68 fut son chant du cygne
C’était magique, elle vivait une seconde jeunesse
Etait-ce la dernière fois qu’elle vibrait, éperdue, dans des bras amoureux ?
Le traumatisme était encore trop vif.
Elle regarda s’éloigner son amant.
Elle garda ses dernières forces pour ses consoeurs, les femmes, ces grandes oubliées
Elle leur transmit son énergie et en fit ses héritières
Et elle continue aujourd’hui : #MeToo, crie-t-elle,
Moi aussi j’ai été abusée
Par tous ceux qui avec Léopardi
Ont voulu me séduire pour mieux m’étouffer
Ont chanté ma beauté dans un seul but :
Que tout change pour que rien ne change.
— Aurélie Filippetti
[English translation here]