Étienne Balibar | Régulations, insurrections, utopies. Pour un « socialisme » du 21ème siècle

Etienne Balibar

Régulations, insurrections, utopies. Pour un « socialisme » du 21ème siècle[1]

Les Thèses qui suivent sont, bien entendu, des hypothèses : hypothèses stratégiques, relatives au contenu et aux voies d’une transformation anticapitaliste (qui, par nécessité, commence au sein du capitalisme lui-même et n’est donc pas, ou pas encore, « post-capitaliste ») telle qu’on peut essayer de l’imaginer alors que le premier quart du nouveau siècle est déjà bien avancé (et même dépassé, si on le fait commencer au « tournant » géopolitique et culturel de 1989) ; hypothèses théoriques et épistémologiques, relatives au sens de certains mots et à la validité de certains concepts qui surgissent inévitablement dans le débat sur l’alternative politique à l’état de choses existant, dans le monde « globalisé » qui forme aujourd’hui notre horizon, mais aussi relatives à la possibilité même de la politique dans les conditions de ce monde. Elles ne sont certainement pas complètes. Elles n’ont pas, dans mon esprit, vocation à être simplement acceptées ou refusées, mais discutées et retravaillées (y compris par moi-même), de façon à élargir la brèche qu’elles cherchent à enregistrer.[2]

1. Ici, maintenant, que voyons-nous venir ?

Le socialisme, comme alternative au capitalisme, est de nouveau à l’ordre du jour (en particulier aux Etats-Unis), ressuscitant les espoirs d’une partie de la gauche mondiale, que l’expansion du néolibéralisme et la montée des régimes autoritaires avait démoralisée. Bonne nouvelle ! Cette perspective, pourtant, n’aura de sens que si nous réfléchissons sur les contraintes historiques dans lesquelles nous sommes pris lorsque nous usons de certains mots, et si nous prenons le temps d’une généalogie critique de l’idée même de socialisme.

1.1. « Socialisme » – comme démocratie, religion, politique, liberté, communauté, justice, révolution – est ce qu’on peut appeler dans la terminologie du philosophe anglais Walter B. Gallie un « concept essentiellement contesté », c’est-à-dire une notion qui emporte toujours avec elle un ou plusieurs désaccords intrinsèques sur sa signification et sur son application. Ces désaccords ont évolué au cours du temps, mais ils sont en fait présents originairement. Il en résulte que prendre parti pour le socialisme à un moment donné et dans un contexte donné est aussi inévitablement prendre partidans le socialisme, considéré comme une tradition discursive et politique, mais pas nécessairement faire un « choix » abstrait entre des conceptions passées opposées entre elles : plutôt comprendre leurs enjeux et examiner la façon dont ils doivent être repensés aujourd’hui. En cette matière comme toujours en politique, « tout tient aux conditions » (Althusser).

1.2. Une différence fondamentale entre la situation actuelle et les conditions dans lesquelles ont été envisagées et tentées les expériences socialistes du 20ème siècle (en particulier les expériences communistes et les expériences social-démocrates) dont nous héritons des définitions, des leçons et des projets, vient précisément du fait qu’elles ont eu lieu.Mais la différence essentielle tient au fait accompli de la catastrophe environnementale. Cette catastrophe s’est produite « dans le dos » de la conscience réformiste ou révolutionnaire des socialistes, et entraîne des conséquences diverses, mais qui sont toutes irréversibles. Aucune politique, aucun projet de société ne peut plus en faire abstraction. Pour l’essentiel, les socialismes antérieurs pensaient la politique en termes de purs rapports sociaux (et de lois économiques « endogènes »), notamment des rapports de classes dominées et dominantes, suivant le schéma Maître-Esclave théorisé par Hegel et repris par Marx aussi bien que par Proudhon. La catastrophe environnementale ne relativise pas, loin de là, les faits de domination sociale (qui concernent aussi les genres, les cultures), mais elle oblige à les envisager tous dans leur action réciproque avec les rapports société-nature, qui ne sont ni moins conflictuels ni moins contradictoires. Le cosmopolitisme, ou la politique dans une extension planétaire, qui demeurait une simple idée dans la tradition socialiste comme dans la tradition libérale, même sous-tendu par la reconnaissance du caractère transnational des échanges et des structures d’exploitation ou par la prise en compte de la mondialisation des conflits (et notamment des guerres), acquiert le statut d’une condition dont la matérialité est extraordinairement contraignante.

1.3. J’emploie d’abord le terme de « catastrophe » dans son sens étymologique : un renversement de situation, qui change tout le décor, l’enjeu, le sens des actions sur la scène historique. Rien n’est plus comme avant, même ce qui peut paraître identique. Notons que l’événement « absolu » dont il s’agit peut ne pas être visible sur le moment, ou ne se révéler qu’après coup, à mesure que ses conséquences deviennent sensibles (ce qui est largement le cas aujourd’hui pour le réchauffement climatique, moins en ce qui concerne l’extinction des espèces et la pollution terrestre ou océanique). A cette caractéristique formelle s’ajoute, dans l’usage courant, l’idée d’effets meurtriers, voire exterminateurs, mais aussi moralement ou politiquement dévastateurs s’ils anéantissent une civilisation ou lui ôtent les moyens de se transformer. D’où l’intérêt des comparaisons. Les Palestiniens appellent catastrophe (naqba) la fondation d’Israel comme Etat militarisé qui les a chassés de leur pays, et que son expansion ne cesse d’aggraverce qui n’efface pas le fait que cette fondation était l’un des effets d’une catastrophe encore plus monstrueuse, l’extermination des Juifs d’Europe. La colonisation a représenté une catastrophe pour les régions du monde conquises par la « civilisation », dont elles mettent très longtemps à se relever, même si l’on peut estimer que l’unité du monde imposée par le fer et le feu comporte des possibilités créatrices qu’on pourrait saisir, sous réserve d’une « révolution » dans la culture dominante. Il y a d’ailleurs une proximité sémantique entre l’idée de catastrophe et celle de révolution, mais nous avons intérêt à opposer les deux, pour conserver la possibilité d’analyser les transformations catastrophiques d’une révolution sans en faire des caractères d’essence. Dans tous ces exemples la question du mode d’irréversibilité de la catastrophe est aussi fondamentale que celle de son événementialité. La façon dont, après les Guerres mondiales, le thème de la catastrophe est entré dans la réflexion morale et politique a été essentiellement apocalyptique : en tant que « catastrophe imminente » liée à l’existence des armes atomiques, dont l’utilisation possible comme ultima ratio de la politique de puissance impliquerait la possibilité de l’anéantissement de l’humanité par une partie d’elle-même, ce qui ferait de la « fin de l’histoire », au-delà de toute irréversibilité, un événement lui-même historique (Günther Anders). La catastrophe environnementale affecte aussi irréversiblement la totalité de l’humanité mais ne constitue pas une « fin de l’histoire » puisqu’elle a déjà eu lieu : ce qui en un sens est pire (il n’est plus en notre pouvoir de l’empêcher), mais d’un autre côté implique une aussi grande responsabilité (puisque la magnitude de ses conséquences et l’ampleur des dévastations est toujours en suspens).

2.  Histoires de socialisme : un « Futur passé » ?

Le socialisme est une idée du 19ème siècle qui s’est réalisée au 20ème siècle. C’est aussi une idée européenne (ou euro-américaine) qui a été diffusée dans le monde entier. Il faut en décrire la généalogie, en identifier le « centre » stratégique (qui n’est peut-être pas unique, ou a pu se déplacer), en décrire les conflits internes, en délimiter le « cycle » d’ascension et de déclin.

2.1. « Inventé » dans le premier quart du 19ème siècle, comme antithèse du « libéralisme » et du « conservatisme », le socialisme (dont le nom apparaît presque simultanément en anglais et en français : Leroux, Owen) est l’une des trois grandes idéologies politiques issues de la combinaison des révolutions démocratiques et de la révolution industrielle. Répondant à la « question sociale » qui surgit de la misère et des révoltes du prolétariat, il fusionne avec les mouvement ouvrier naissant et donne un sens, puis une théorie à ses projets d’alternative au capitalisme. D’où sa vigueur et son extension croissante, son influence déterminante sur les tentatives révolutionnaires de 1848 à 1905. Mais c’est au 20èmesiècle, en Europe puis en Amérique, et finalement dans le Tiers-Monde décolonisé, à la suite des crises, des guerres et des révolutions, qu’il se traduit en transformations économiques et sociales, soit sous forme de régimes révolutionnaires, soit sous forme de réformes de structure et de nationalisations qui prennent à contre-pied le dogme de la propriété privée et de l’autorégulation du marché.

2.1.1. Reinhard Koselleck a désigné comme « futur passé » (Vergangene Zukunft) l’imagination de l’avenir (ou « l’horizon d’attente », susceptible d’être partagé par une culture entière, et par conséquent investi d’une signification anthropologique) propre à une époque donnée, elle-même aujourd’hui remplacée par une autre. A l’égal du communisme, qui se présentait tantôt comme une notion alternative, tantôt comme une composante ou une variante de l’imaginaire socialiste, le socialisme a été tenu depuis quelques décennies pour dépassé et périmé, en même temps que la situation sociale qui lui avait donné naissance, nonobstant la permanence fondamentale du rapport d’exploitation capitaliste. La décadence ou l’implosion des organisations (« partis ») qui s’en réclamaient officiellement a agi dans le même sens. Cette obsolescence a été martelée par les porte-parole du néolibéralisme, mais elle a puisé aussi une force de conviction considérable dans l’échec politique et économique du « socialisme réel » (à l’exception notable de la Chine populaire, qui – étonnante ruse de l’histoire – s’en réclame d’ailleurs toujours, mais pour désigner une forme agressive de néo-impérialisme capitaliste). C’est ce complexe d’actualité imprévue et de récurrence historique que le présent revival de l’idée socialiste nous incite à dénouer.

2.2. Le projet socialiste ou projet de « socialisation » de la production et de la distribution se divise d’emblée en deux tendances violemment antithétiques : l’une étatiste et l’autre autogestionnaire, de part et d’autre d’un point d’hérésie fondamental qui persiste jusqu’à aujourd’hui. On peut parler de variantes « majeure » et « mineure » (Deleuze et Guattari). L’autogestion comme utopie et comme pratique communautaire, investie dans des expériences d’économie alternative ou forme de résistance active aux fermetures d’entreprises, n’a jamais disparu de la scène sociale. Mais c’est l’intervention régulatrice, redistributrice ou planificatrice de l’Etat dans l’économie qui constitue le critère permettant à Friedrich von Hayek d’inscrire dans un même « champ d’adversité » (comme dit Foucault dans son cours sur la Naissance de la biopolitique) le communisme soviétique, le national-socialisme et le « welfare state » rooseveltien. Ce qui laisse de côté le courant mineur mais permet d’inclure dans notre enquête toutes les politiques de « développement dirigé » au 20ème siècle, en particulier celles qui ont importé des techniques de planification et de comptabilité nationale, et se sont proposé de développer le « capital humain » (avant que cette notion ne soit reprise et transformée par les néolibéraux de l’Ecole de Chicago). La controverse a pivoté autour de la « statophobie », ce qui ne veut pas dire que le néolibéralisme ne se sert pas de l’Etat, mais qu’il en retourne l’usage contre celui qui, avec des nuances importantes, était commun à tous les « socialismes » majeurs.

2.3. Toutes les politiques de socialisation de l’économie au 20ème siècle sont imbriquées dans l’histoire de la lutte des classes. Elles pivotent autour de l’événement qui intensifie et divise les luttes ouvrières : la Révolution russe d’Octobre 1917 et ses suites. Sans la crainte de l’extension du phénomène soviétique à l’ensemble du monde industrialisé, à la faveur des grèves et des mobilisations de masse engendrées par la crise économique de 1929, dont a témoigné Keynes, puis la nécessité de compenser les sacrifices patriotiques consentis par les travailleurs pendant la Deuxième Guerre mondiale, il n’y aurait pas eu de New Deal ou de « plan Beveridge » (et ses équivalents dans d’autres pays), autrement dit de changement qualitatif dans les régimes de sécurité sociale, de constitutionnalisation des droits sociaux ni de reconnaissance de ceux-ci comme « droits fondamentaux ». C’est pourquoi il faut subordonner l’analyse des « régimes » socialistes ou des « politiques » social-démocrates à la définition de la tendance historique à la socialisation qui se réalise plus ou moins complètement et suivant différents modèles en fonction des rapports de forces politiques : la transformation du rapport salarial « pur » sur lequel se fondait l’exploitation capitaliste dans sa forme classique.

2.3.1. « Socialisme dans un seul pays » : la formule autour de laquelle s’est livrée la bataille politique postrévolutionnaire en Russie s’applique en réalité à toutes les socialisations au 20ème siècle. En ce sens il n’y a pas eu d’autre socialisme que national, en dépit des tendances internationalistes ou cosmopolitiques susceptibles d’être instrumentalisées ou reléguées à la marge (au prix de grandes tragédies : la « non intervention » du Front populaire en Espagne au moment de la guerre civile, dont a profité le fascisme). J’ai proposé d’appeler « Etat national-social »la forme politique correspondante. L’Etat national-social est le cadre historique dans lequel est promulguée, non sans conflits, limitations et résistances, la « troisième génération » de droits fondamentaux qui forment la « citoyenneté sociale » (T.H. Marshall), après les garanties de libertés individuelles (Habeas corpus, révolution anglaise) et les droits politiques universels (en fait masculins) dans un cadre national (révolutions démocratiques américaine et française).

2.4. Dans la période « fordiste » et « keynésienne » de transformation du capitalisme industriel (1929-1973), l’institution d’une « société salariale » (Robert Castel) fondée sur le dédoublement du salaire en salaire direct ou nominal (monétaire), objet d’un contrat privé (mais soumis à des conventions collectives), et salaire indirect composé de droits et de services collectifs fournis ou prescrits par l’Etat, engendre un effet massif de déprolétarisation qu’on peut considérer comme l’essence commune des expériences socialistes institutionnelles au 20ème siècle. La question se pose alors de savoir jusqu’à quel point elles remettent en question la loi d’accumulation du capital. Même en URSS (où l’accumulation est rebaptisée « accumulation socialiste » et le marché neutralisé par l’administration des prix) ce n’est jamais le cas. Mais ces expériences créent des mécanismes de redistribution qui limitent les inégalités de revenus : ceux que précisément le néolibéralisme actuel a entrepris de démanteler. Elles donnent aussi à la classe ouvrière organisée (ou représentée par ses organisations historiques) une capacité de négociation, et confèrent au travail en face du capital une reconnaissance politique qui influe sur les cycles économiques.

2.4.1. Dans le capitalisme industriel « classique » la condition salariale est une condition précaire, soumise aux aléas de la concurrence, de la conjoncture économique et des révolutions technologiques en ce qui concerne le niveau des rémunérations et l’alternance de l’emploi et du chômage – le seul élément régulateur étant constitué par l’efficacité de la lutte des classes. C’est l’un des fondements de la définition par Marx du « prolétariat ». Dans les régimes de socialisation du travail qui se construisent à l’intérieur ou à l’extérieur du capitalisme de marché, la condition salariale est – plus ou moins complètement – sécurisée. Ou bien le chômage est officiellement « interdit » (URSS), ou bien il est combattu par des politiques économiques « contracycliques » et compensé par des systèmes d’assurance. Les mécanismes de solidarité progressivement élaborés au cours du 19ème siècle sont généralisés, de façon à constituer la « sécurité sociale ». D’autre part le niveau des salaires fait l’objet de négociations et d’accords entre patronat, Etat et syndicats qui bénéficient d’un « cercle vertueux » entre l’élévation des revenus de la classe ouvrière et le développement de la consommation de masse. Enfin les pouvoirs publics investissent d’énormes ressources dans des équipements sociaux, qui vont de l’habitat à loyer modéré aux systèmes de santé et d’éducation, en passant par les transports et les équipements sportifs et culturels. Le développement du salaire indirect est la caractéristique fondamentale de cette transformation historique. Du point de vue économique il correspond à une élévation (en fait considérable) de la « valeur de la force de travail », mais qui se traduit par des procédures de « solidarité » plutôt que d’ « échange » marchand. Les salariés n’en sont pas, même formellement, propriétaires, mais usagers ou usufruitiers.

2.4.2. L’émergence de la « société salariale » engendre une intégration de la classe ouvrière dans la société bourgeoise, mais qui ne met pas fin à la lutte des classes. Celle-ci, cependant, est obligée de se continuer par d’autres moyens qui dissocient les niveaux de rémunération (donc de consommation) et les gains de productivité (donc l’organisation du travail) et modifient le rôle des syndicats. Les théoriciens de l’opéraisme italien (Tronti, Negri), réfléchissant à la fois sur la situation européenne et sur la situation américaine, ont montré que la « composition politique » du capital, c’est-à-dire le rapport de forces interne à l’usine entre patronat et classe ouvrière, où chaque camp cherche à « désorganiser » les stratégies de l’autre, forme le ressort des transformations technologiques et donne naissance à un nouveau type de capitalisme. Lorsque le conflit monte aux extrêmes, les luttes ouvrières sortent du cadre institutionnel et prennent une forme insurrectionnelle (sabotage, grève « sauvage »). Le capital commence alors à appliquer des stratégies de délocalisation (y compris ce qu’Emmanuel Terray a appelé la « délocalisation sur place », par le recours massif à l’immigration, légale et illégale).

2.5. L’envers de l’Etat national-social qui limite ainsi les inégalités, ce sont les exclusions de classe ou de sous-classe (Underclass), de race ou de nationalité, de genre et de mœurs, et les pratiques de normalisation des conduites individuelles, dont l’un des vecteurs principaux est la famille « socialisée » et « nationalisée ». Exclusion et normalisationconstituent fondamentalement un moyen politique de dissociation des résistances et des luttes anticapitalistes. En Europe l’exclusion a fondamentalement pour objet d’isoler les nationaux des immigrés originaires des anciennes colonies. Aux Etats-Unis elle vise d’abord les Noirs descendants d’esclaves (African-Americans) qui sont aussi des « colonisés de l’intérieur », et de plus en plus les immigrés venus d’Amérique Latine. Dans les deux cas la domination de classe se redouble d’une discrimination raciale, et le rapport économique d’un rapport interethnique, qui est l’un des traits fondamentaux de l’entrée dans la mondialisation postcoloniale. Le néolibéralisme entreprend de démanteler systématiquement les institutions de la sécurité sociale tout en développant l’exclusion et en préservant autant que possible la normalisation. Mais celle-ci est de moins en moins bien tolérée, en particulier par les femmes qui étaient censées en constituer le support et le rempart.

3.  Capitalisme absolu : puissance, instabilité, violence

A partir du dernier tiers du 20ème siècle, le capitalisme entre dans une phase qu’on peut appeler de « capitalisme absolu », par opposition au capitalisme historique, lequel apparaît rétrospectivement comme une transition de cinq siècles vers un régime dans lequel l’accumulation à l’échelle mondiale se produit simultanément aux deux pôles de la forme-valeur (Suzanne de Brunhoff): d’un côté sous forme monétaire ou « virtuelle », par la financiarisation du capital (dont le signe principal est le primat de la « valeur actionnariale », fluctuant à court terme, sur le taux de profit évoluant à long terme ou de façon cyclique) et la multiplication des produits spéculatifs « dérivés » des valeurs boursières ; de l’autre (du côté de l’économie « réelle ») par la marchandisation illimitée des ressources naturelles et des activités humaines. Ce changement s’effectue sur la base d’un triple dépassement des formes antérieures : postsocialiste, postcolonial, ultra-industriel. Ce sont les contradictions de ce capitalisme, c’est-à-dire les ressorts de sa puissance et les raisons de son instabilité (allant jusqu’à lui conférer un caractère autodestructeur) qu’il faut comprendre pour expliciter les conditions d’un nouveau « socialisme » au 21ème siècle.

3.1. Dans la mesure où le « néolibéralisme » n’est pas un simple discours mais une vraie politique, on ne peut voir en lui une simple reprise ou la continuation du libéralisme par-delà « l’épisode socialiste » du 20ème siècle. C’est plutôt la déconstruction systématique des institutions de la « société salariale » et de la « citoyenneté sociale », qui sont néanmoins pour lui, contradictoirement, à la fois une matière première économique et une cible politique. C’est pourquoi le capitalisme contemporain doit être considéré, de façon intrinsèque et non contingente, comme un post-socialisme. Le socialisme, avant d’être en avant  ou au-delà de lui sous des formes encore à découvrir, est d’abord une de ses conditions de possibilité passées, qu’il a refoulée et qui, pour cette raison, ne cesse de le hanter. Comme l’a dit Margaret Thatcher : « there is no such thing as society”.

3.1.1. Il faut peut-être identifier ici une contradiction spécifique, qui engendre (et engendrera de plus en plus) de violents conflits sociaux. D’un côté – c’est la logique de la « précarisation », autrement dit de la reprolétarisation – le capitalisme absolu laisse dépérir les services sociaux et exerce une pression maximale sur les salaires et la sécurité de l’emploi. Il pratique systématiquement la délocalisation des activités économiques de façon à bénéficier des inégalités de niveau de vie des travailleurs, en particulier par la recherche d’une main d’œuvre dépourvue de couverture sociale (la perle rare ce sont les « pays à bas salaire et capacité technologique » dont parle Pierre-Noël Giraud). De l’autre il cherche à transformer, en les privatisant ou les sous-traitant, les services publics et les mécanismes de solidarité (comme les retraites et les assurances) en terrains de marchandisation et de profit. Mais ce n’est pas possible sans maintenir une demande effective qui disparaîtrait avec la paupérisation absolue des salariés, même en ayant recours à l’endettement de masse. C’est pourquoi les inégalités, qui tendent à augmenter vertigineusement dans le capitalisme absolu, retrouvant des niveaux antérieurs aux politiques de redistribution, en particuliers fiscales (Thomas Piketty), doivent néanmoins faire l’objet d’une gestion périlleuse, qui est comme telle un facteur de crise (Joseph Stiglitz et Jean Gadrey). Sans la « matière sociale » héritée des politiques de socialisation, le néolibéralisme serait plus libre, sauf qu’il s’effondrerait…

3.2. Postsocialiste, le capitalisme absolu est tout aussi intrinsèquement un capitalisme postcolonial : la nouvelle étape de la mondialisation dont il surgit a eu pour condition de possibilité la dissolution des empires européens, tout au long du 20ème siècle et sous l’effet des luttes de libération, suivie par la récupération des indépendances assujetties progressivement aux opérations des sociétés multinationales et au service des dettes « insoutenables ». Mais ce qui en résulte n’est pas une homogénéisation ou un équilibrage vers le haut des économies nationales, c’est une nouvelle distribution territoriale des inégalités : d’un côté le surgissement au cœur de l’ancien Tiers-Monde de « capitalismes émergents » et de nouveaux pôles d’accumulation financière, de l’autre la généralisation à toutes les régions du monde du paradigme de « l’extraction » (ou de la « dépossession ») qui avait dominé l’exploitation du monde colonial. Ce que certains analystes (David Harvey) considèrent aujourd’hui comme une sorte de nouvelle « accumulation primitive du capital ». La notion de capitalisme extractif (James Petras, Jason Moore, Sandro Mezzadra et Brett Neilson) présente ici l’intérêt de tracer un arc qui va depuis les opérations minières et pétrolifères qui dévastent l’environnement jusqu’au « data mining » pratiqué par les monopoles de l’informatique et du commerce en ligne qui extraient journellement des visites et des achats sur internet des milliards de données personnelles commercialisables, en passant par toutes les formes du « biocapital » (Kaushik Sunder Rajan), l’agriculture « prédatrice » et la surmédicalisation. Elle fait pressentir que le capitalisme absolu comporte une dimension autodestructrice, à laquelle il ne se soustrait que par une permanente fuite en avant.

3.2.1. Un aspect fondamental du postcolonialisme qui conditionne toutes les luttes sociales est la nouvelle loi de population du capitalisme mondialisé : chez Marx, cette notion établissait une correspondance entre la « surpopulation relative », faite de chômeurs et de groupes humains prolétarisables (les femmes, les enfants, les petits producteurs indépendants), et les cycles d’accumulation élargie du capital, par l’intermédiaire de la notion d’ « armée industrielle de réserve ».  Le chômage structurel et conjoncturel existe toujours, et il reste des centaines de millions de petits producteurs dans le monde, sans oublier les peuples autochtones, qui sont jetés sur les routes de l’exil par la guerre civile, les interventions impérialistes, le terrorisme, les politiques d’ « expulsion » (Saskia Sassen) conçues pour « libérer » leurs terres et les éliminer ou les surexploiter. Des zones de mort émergent un peu partout, d’où vont et viennent les « hommes jetables ». Mais, sur l’autre versant de la loi de population, il y a une violence extrême exercée par la précarisation sur place et la désaffiliation (Robert Castel), l’extinction des droits sociaux et le démantèlement des services publics qui détruisent la citoyenneté et favorisent des formes d’individualisme négatif. Errance et désaffiliation ne sont pas seulement des formes de normalisation de l’extrême violence, ce sont des moyens de dresser les travailleurs nationaux et immigrés les uns contre les autres et d’empêcher la constitution d’une classe anticapitaliste, en inscrivant au cœur du salariat une division structurelle qui institutionnalise le racisme. La « classe » se décompose avant même de pouvoir se structurer en une force sociale et politique.

3.3. Un troisième aspect du capitalisme contemporain est son caractère non pas postindustriel, comme on dit parfois, mais plutôt ultra-industriel : ce qui une fois encore recèle une ambivalence. Le capitalisme absolu achève l’histoire de l’industrialisme par une nouvelle « révolution industrielle » fondée sur l’informatique et les débuts de l’intelligence artificielle. Sa conséquence la plus visible est l’automation, qui « élimine » le travail humain ou le réduit à une fonction d’accompagnement des processus automatisés. L’automation en réalité n’a rien de « propre », elle s’accompagne de la prolifération des « Three D-jobs » (dirty, difficult, dangerous), inégalement distribués dans le monde, ou entre blancs et noirs, nationaux et étrangers, adultes et enfants. Par ses besoins voraces en électricité et en métaux rares, elle contribue aussi à généraliser le processus « extractif » des ressources naturelles non-renouvelables, et l’entrée de l’humanité au sein d’une période nouvelle dans ses rapports avec l’environnement. On peut l’appeler anthropocène (Paul Crutzen, Dipesh Chakrabarty) pour souligner son effet de rupture géologique sous l’effet des activités humaines, ou capitalocène (Jason Moore, Elmar Altvater) pour indiquer sa causalité socio-économique et son rapport intrinsèque avec la logique d’accumulation. Autour des années 1980, le seuil de non-renouvellement annuel des ressources planétaires a été franchi et l’« empreinte environnementale » a commencé à s’accroître indéfiniment. Elle représente aujourd’hui l’équivalent de deux planètes consommées annuellement. Il faut toutefois souligner que la dette écologique n’est pas du tout égalementrépartie selon les régions du monde et les populations : faute de quoi on ne peut ni évaluer les responsabilités par territoire, ni répartir les efforts nécessaires pour la réduire. Une évaluation qui se contenterait de dresser un tableau instantané n’aurait d’autre résultat que de perpétuer des inégalités historiques et des formes de pillage engendrées par le capitalisme historique, déchaînant la guerre de tous contre tous. La dette écologique est un héritage en même temps qu’une « finitude » contraignante pour l’histoire à venir : c’est la seule « dette » qui ne puisse être annulée par décision contractuelle, mais dont la répartition devrait être restructurée pour que sa gestion soit possible.

3.4. Est-ce qu’il y a donc une nouvelle structure du « rapport social » capitaliste, qui met en rapport horizontalement les capitaux « individuels » les uns avec les autres au sein du capital total (le Gesamtkapital  de Marx) et celui-ci verticalement avec les formes de vie humaine qu’il domine – venant après l’étape de la concurrence par les prix de production et les taux de profit (théorisée par les économistes classiques) et celle de la concurrence par l’innovation technologique (théorisée par Schumpeter et mise en œuvre par Ford) ? On peut répondre oui, à condition de ne pas oublier qu’il s’agit d’une dominance tendancielle, et qu’aucune modalité d’organisation de la concurrence ne disparaît jamais purement et simplement, mais se trouve incorporée aux suivantes. La modalité nouvelle a pour fondement la concurrence boursière entre les capitaux, ce qui fait penser qu’elle s’est déplacée vers l’économie « virtuelle », qui tend même aujourd’hui à s’automatiser. Elle est pourtant loin de rester sans effets sur l’économie « réelle », puisqu’elle articule de façon structurelle l’industrie financière qui génère à l’infini des produits dérivés du crédit avec des processus extractifs et de marchandisation indéfinie de nouveaux objets et de nouveaux services. Mais en assurant la domination des marchés financiers et de leurs opérateurs sur les marchés de produits ou de services et sur le marché du travail avec ses conflits, elle engendre un décollement que certains appellent « autoréférence » (André Orléan) et un effet d’antiplanification dans l’allocation des ressources. Elle conduit aussi (via la rémunération des dirigeants en titres boursiers et en bonus) à l’émergence d’une classe capitaliste qui identifie l’enrichissement personnel et la valorisation instantanée de ces titres, indépendamment de la stratégie d’entreprise et a fortiori de l’intérêt national.

3.4.1. En introduisant la catégorie de « marchandise fictive » dans La grande transformation de 1944 (l’année même où Hayek publie ce qui deviendra le manifeste du néolibéralisme : The Road to Serfdom) Karl Polanyi a posé la question des limites intrinsèques de la marchandisation comme un présupposé du passage à une économie socialiste. Elle est d’autant plus incontournable aujourd’hui que le capitalisme absolu développe la marchandisation (commodification) dans toutes les directions, de façon destructrice et autodestructrice, engendrant par là-même des phénomènes collectifs de résistance et de refus. Mais il faut constater que l’obstacle est repoussé en permanence par différentes procédures de « forçage » et par l’endettement généralisé, qui se produit à la fois par en haut et par en bas : depuis l’adoption par les marchés financiers de la technique de superposition des assurances contre le défaut de paiement (credit default swap) qui multiplient les liquidités (Robert Meister, Frédéric Lordon) et encouragent la « banque de l’ombre » (shadow banking),  jusqu’à l’emballement du crédit à la consommation et du « micro-crédit », en passant par l’endettement croissant des Etats qui assure la privatisation des gains et la socialisation des pertes (Wolfgang Streeck). La dette tend à devenir un rapport social universel (Maurizio Lazzarato). C’est pourquoi la crise de 2007 dont les effets n’ont toujours pas été compensés par une « reprise de la croissance », a été déclenchée par l’éclatement de la bulle des prêts hypothécaires américains, suivie par l’explosion des dettes publiques de certains Etats (l’Argentine, la Grèce), qu’on peut considérer comme un endettement forcé de leurs populations (donc aussi une variété d’extraction, à travers les politiques d’austérité). Dans les deux cas la violence financière et la question des « dettes odieuses » (Eric Toussaint) ont surgi au premier plan de la vie économique. Le conflit est intensifié au cœur du processus de valorisation, qui peut moins que jamais faire l’objet d’un consensus social et débouche sur une remise en question politique.

3.5. Parler de capitalisme « absolu » risquait de faire croire que le capitalisme a atteint un « état stationnaire » (comme l’imaginaient les classiques) ou une forme supérieure de stabilité. C’est l’inverse qui est vrai : il s’agit d’un régime extraordinairement instable, fragile, et donc agressif, non seulement en raison de la fonction d’antiplanification qu’y exerce désormais la finance « autoréférentielle », et du fait que le refoulement de la catastrophe écologique dans la zone des « externalités négatives » recouvre une logique tendanciellement autodestructrice, mais parce que le néolibéralisme en tant que pratique correspond dans la réalité à une économie de violence généralisée, qui suscite des réactions elles-mêmes violentes. Dans le capitalisme absolu on peut dire que « tout est politique », à l’encontre de l’idée d’une « gouvernance » neutre orientée vers le « bien commun » (Jean Tirole). Mais cette politique tend à faire dégénérer les conflits en guerre civile pour neutraliser préventivement les forces de résistance. La corrélation entre le développement des politiques néolibérales et l’émergence de régimes « postdémocratiques » ne relève pas d’un déterminisme simple, et n’évolue pas de façon homogène d’un pays à l’autre, mais c’est désormais une tendance générale. L’explication réside à la fois dans la nécessité d’imposer des « réformes de structure » qui suscitent des mouvements de rejet, dans le choix de coopter ces rejets au moyen du nationalisme et de la xénophobie, et dans ce qu’on peut appeler le syndrome de « l’impuissance du tout-puissant », c’est-à-dire l’affaiblissement des pouvoirs réels des Etats par la mondialisation que doivent compenser des manifestations d’autoritarisme. La question se pose dès lors de l’entrée dans une nouvelle forme de violence fasciste. Mais il y a d’autres formes de dé-démocratisation, exploitant les technologies de contrôle informatisées, ou chevauchant des fondamentalismes religieux.

4.  Présupposés du socialisme

Le terme de « présupposés » est choisi ici en raison de sa double signification philosophique et politique : conditions qui devraient être remplies pour pouvoir envisager une alternative à la domination du capitalisme dans sa forme « absolue ». Je le détourne de son usage par Eduard Bernstein dans le livre de 1899 (Die Voraussetzungen des Sozialismus), qui tentait de rectifier le déterminisme historique de Marx tout en conservant l’idée que, si « le but final n’est rien », le mouvement « est tout ». Il s’agit donc de repérer les composantes économiques, sociales et institutionnelles d’une politique socialiste. Celles-ci me semblent résider aujourd’hui dans la convergence d’un programme, adaptable au fur et à mesure, de transformation du salariat et de la production marchande, d’un système ouvert de régulations cosmopolitiques, d’une multiplicité d’insurrections démocratiques, et du développement d’utopies concrètes, qui tentent de nouveaux modes de vie et de communication. Leur convergence ne peut pas être postulée à partir d’un « modèle » idéal qui serait projeté dans le futur : elle doit elle-même être recherchée dans un processus politique.

4.1. Questions de programme : des alternatives et des problèmes

« Programme » est la notion la plus attendue d’un projet de transformation sociale et la plus incertaine. C’est une notion hautement problématique. Car d’un côté il est impossible de se fixer des objectifs nationaux ou transnationaux si on n’indique pas en quoi ils permettent le dépassement de contradictions inhérentes à la société actuelle et comment ils s’inséreraient dans la création d’un « ordre » nouveau. Il faut, comme l’écrivait Brecht (dans Mê-ti ou le livre des retournements) ne pas seulement « parler du caractère périssable de toutes choses » mais « de la manière dont certaines choses peuvent être amenées à périr » ainsi que d’autres, par conséquent, à naître. Mais la séquence idéale qui enchaîne le projet, le programme, le plan et la transition constitue par excellence une dénégation des incertitudes de la politique ou de l’économie, une maîtrise imaginaire de la complexité de l’histoire (ce qu’on peut appeler avec Hegel l’empirisme spéculatif). C’est pourquoi il s’agira ici non de « mesures socialistes » applicables indépendamment des lieux et des circonstances, mais de décrire les alternatives dont on peut supposer qu’elles surgiront inévitablement lorsqu’une expérience de transformation aura les moyens de se produire. Elles sont liées en particulier à quatre grandes questions : altermondialisation, travail salarié, décroissance, et propriété.

4.1.1. La mondialisation financière a sans doute définitivement invalidé l’hypothèse du « socialisme dans un seul pays ». Mais ceci ne résout pas la question de savoir quel « sujet » ou « acteur » politique peut engager des politiques de transformation du rapport capital-travail et quel « territoire » se prête à la planification et à son contrôle démocratique. Le plus vraisemblable est qu’il n’y a pas de réponse unique à cette question, même si on peut penser que des pays ou des ensembles fédéraux disposant d’une plus grande autonomie monétaire sont mieux placés que d’autres pour résister aux pressions du marché financier international, ce qui n’élimine pas d’autres dépendances. D’où la nécessité de concevoir des transformations qui soient à la fois globales (en particulier sous forme de « régulations » planétaires) et locales (nationales, mais aussi régionales ou municipales). Cela veut dire aussi que la transformation du régime des frontières, la coopération égalitaire avec d’autres régions de la planète et l’émergence d’autorités supranationales qui ne soient plus l’instrument des superpuissances militaires (comme le Conseil de Sécurité de l’ONU) ou financières (comme le FMI dans sa constitution actuelle) font partie intégrante de tout programme socialiste.

4.1.1.1. L’Europe qui, nous dit-on, « pèse » à elle seule autant que les Etats-Unis ou la Chine en tant que marché de consommateurs, est aussi par excellence une zone frontalière de l’économie-monde, surtout si on la considère comme indissociable historiquement et démographiquement d’un ensemble euro-méditerranéen et même euro-africain. Dans sa constitution actuelle elle fonctionne comme une « courroie de transmission » du néolibéralisme à l’intérieur des sociétés nationales qui la composent et comme une base arrière pour les politiques néocoloniales de certains de ses Etats-membres. Dans une autre constitution – qui passe par une refondation – la courroie de transmission pourrait s’inverser et servir en particulier à promouvoir de nouvelles formes de collaboration Nord-Sud (y compris dans le domaine de la migration) et à résister aux injonctions des deux grandes puissances en lutte pour l’hégémonie mondiale. C’est ce que j’ai appelé ailleurs « l’Europe altermondialisatrice ».

4.1.2. La deuxième question de principe dont dépend la définition d’un projet socialiste au 21ème siècle est celle de la fonction et de la transformation du travail. Mais ce nom en réalité n’est pas univoque : il ne s’applique pas dans le même sens aux activités de conception des machines ou des logiciels (même si le « travail intellectuel » est aujourd’hui à son tour parcellisé, et même taylorisé), à la masse des travaux manufacturiers toujours majoritaires dans le monde où beaucoup sont devenus « nomades » (P.N. Giraud), ou aux emplois résiduels de l’automation qui incluent des formes d’esclavage. Surtout il entretient la confusion caractéristique du capitalisme (Moishe Postone, Jean-Marie Vincent), reproduite ou même renforcée par les politiques de « socialisation » au 20ème siècle, entre le travail comme capacité humaine, individuelle et collective, et le travail salarié comme source de revenus pour l’individu et pour les ménages, qui a aussi pour conséquence d’exclure les activités non-rémunérées (en particulier les activités domestiques, généralement accomplies par les femmes). Le socialisme qui renoncerait à renforcer ou restaurer la protection du travail salarié (en particulier contre la surexploitation, l’esclavage et les nouvelles formes de précarité) ferait tout simplement le jeu du néolibéralisme et de son « auto-entreprenariat ». Mais le socialisme qui sacraliserait la condition salariale individuelle et ses garanties collectives, donc la division  du salaire direct et du salaire indirect dans ses formes acquises au 20ème siècle (comme le voudrait par exemple Bernard Friot qui n’hésite pas à voir dans la sécurité sociale instituée en 1945 une « révolution communiste » déjà accomplie) entérinerait aussi la reconduction des différences anthropologiques instaurées par le capitalisme. Inversement, la transformation du « droit au travail » en capacité d’accéder à une multiplicité d’activités socialement utiles, sans assujettissement obligatoire à la forme salaire, qui se dessine négativement dans certaines formes d’emplois intermittents, et positivement dans certaines formes de « communisme cognitif », pourrait inaugurer une révolution anthropologique. Mais elle restera inaccessible aussi longtemps que n’intervient pas (comme le proposent Toni Negri, Philippe Van Parijs et d’autres) une extension des mécanismes de sécurité sociale à une forme ou une autre de « revenu de citoyenneté » universel.

4.1.2.1. Les projets de dépassement de la sécurité sociale et de l’assurance contre la précarité qui reposent sur l’institution de revenus de citoyenneté constitueraient une régression vers des formes d’assistance aux pauvres qui sont aussi des mécanismes de stigmatisation de leurs bénéficiaires s’ils n’étaient pas institués d’emblée dans une modalité universelle. Universalité, citoyenneté et solidarité sont des notions interdépendantes, comme l’avait déjà établi la conception « beveridgienne » de la sécurité sociale contre sa conception « bismarckienne » (Alain Supiot). Ce qui pose d’emblée un problème de justice « distributive » mais aussi un problème de financement et de consolidation des ressources : l’un et l’autre ne peuvent semble-t-il être résolus que par une réforme fiscale suffisamment radicale,  unifiant l’impôt et les cotisations sociales, rétablissant la progressivité et taxant les patrimoines exorbitants. Mais la réforme fiscale suppose à son tour une autre régulation du capital financier et une abolition de « l’optimisation fiscale », dont ni les multinationales ni les Etats hégémoniques ne veulent entendre parler. C’est l’un des terrains sur lesquels se déplace tendanciellement la lutte des classes.

4.1.2.2. La vieille question philosophique concernant la valeur et la fonction sociale du travail confronte « travail » et « activité » comme deux modes d’être des sujets humains au travers de différentes antithèses : parcellisation (« travail en miettes ») ou accomplissement d’une « œuvre » autonome, obéissance ou indépendance, isolement ou coopération. Elles concernent essentiellement l’individu, même si l’idée d’un individu agissant ou travaillant seul est toujours une abstraction. La problématique post-marxienne du general intellect mise par Negri au service de sa philosophie du « commun » renverse certainement ce point de vue, mais c’est la philosophie « écosocialiste » (André Gorz, Michael Löwy) inspirée par la réflexion sur la catastrophe environnementale qui opère la révolution la plus profonde : elle porte sur le point de savoir comment un travail social s’insère de façon immanente dans un échange avec la nature (y compris la chaîne des autres êtres vivants) de façon qui peut être conservatrice, évolutive, ou destructrice, et par conséquent concerne d’emblée le sujet ou agent générique des activités nécessaires à la reproduction de la vie et de la culture matérielle dont l’individu n’est qu’une composante active. Le socialisme ne se réinventera pas en ignorant ou refoulant le travail, mais pas non plus en conservant sa définition inchangée.

4.1.3. En face de la catastrophe environnementale dont les conséquences courent déjà, on peut dans l’abstrait concevoir trois types de politique (qui correspondent aussi à des intérêts économiques et sociaux divergents) : une politique d’accélération (ou comme on dit aujourd’hui à propos des start-up numériques, d’hypercroissance) qui vise en particulier à l’exploitation intégrale des ressources naturelles, ou s’esquisse avec les projets futuristes de « réparation technologique » de l’environnement  ou de substitution alimentaire par des produits de synthèse ; une politique de réforme ou d’accompagnement proposée sous le nom de « développement soutenable », de « croissance verte », ou plus explicitement de « capitalisme écologique » ; une politique de décroissance qui suppose la transformation complète des critères de l’efficacité économique et une révolution dans les habitudes de consommation collectives. Seule cette dernière est révolutionnaire, susceptible de produire une bifurcation dans le cours du changement naturel-social. Mais – comme le montrent les débats en cours – la notion de « décroissance » reste équivoque : elle oscille entre le projet d’une industrie décarbonée ou circulaire (recyclant ses propres déchets) et celui d’une désindustrialisation qui obligerait à inventer une nouvelle relation « improductive » à la nature (Dennis Meadows). Elle intensifie le conflit apparent entre intérêt général et intérêts sociaux ou nationaux. Poser qu’il existe entre socialisme et décroissance une relation de conditionnement réciproque, comme je le fais ici, oblige à résoudre ces dilemmes.

4.1.3.1. Au-delà des débats sur la définition et l’usage des « mesures » de l’efficacité économique et de l’évolution de la dette écologique, toute discussion sur la décroissance pose la question sociologique et philosophique de la technologie : parce que la modernité a été marquée par le développement d’une idéologie du progrès dont l’essor ininterrompu de la technique et l’application des sciences constituaient le socle axiomatique, toute remise en question de la valeur intrinsèque des changements technologiques et des augmentations de productivité apparaît comme une remise en question de la modernité elle-même. Elle se radicalise souvent dans les termes de l’opposition entre la vie et la technique, issue en Occident de la tradition romantique et reformulée dans les termes d’une « nouvelle alliance » entre l’homme et la nature. Les voies de « l’atterrissage » (B. Latour), c’est-à-dire du changement de civilisation ou de « cosmologie », demeurent à trouver dans les laboratoires et dans les territoires. Mais s’il faut en finir avec le projet d’une « solution technique » à l’épuisement des ressources vitales (défendue avec acharnement par certains scientifiques et ingénieurs), il n’y a pas de raison de céder à la mystique du « réenchantement du monde » et de « l’ensauvagement de la nature » qui croit pouvoir reprendre l’histoire à ses « commencements » (situés au début de l’expansion européenne, ou à la christianisation de l’Empire romain, ou à la « révolution néolithique »). Au contraire, il faut révolutionner le concept même de progrès technique qui, comme le disait Heidegger, « n’est pas lui-même technique ».

4.1.3.2. Le principal obstacle politique à l’acceptation de l’idée de décroissance par la majorité des citoyens susceptibles de soutenir un programme socialiste réside dans son incompatibilité au moins apparente avec la lutte contre la pauvreté, ou plus généralement les inégalités économiques. Ce concept n’est pas moins équivoque que celui de travail. Dans les sociétés du « Nord », la pauvreté combinée à l’endettement coïncide avec une consommation de basse qualité, mais de haute teneur en carbone et en pesticides. Dans les sociétés du « Sud », elle coïncide avec une pénurie héritée de la colonisation et aggravée quotidiennement par les nouvelles formes d’expropriation. D’une façon générale l’articulation des transformations dans les modes de production et les modes de consommation doit faire l’objet d’une planification depuis l’échelle locale jusqu’à l’échelle globale. Elle n’a aucune chance d’être soutenue par tous si elle ne coïncide pas avec une réduction drastique des écarts de richesse et des privilèges de la propriété. Mais l’expérience historique a surabondamment prouvé que la révolution du droit de propriété est, sinon incompatible avec la démocratie, du moins en tension avec elle. Il ne sert à rien de confier la solution du problème à des artefacts idéologiques comme « planification démocratique » et « satisfaction des besoins réels » aussi longtemps que des institutions n’ont pas été proposées et expérimentées qui permettent la délibération, la représentation des majorités et aussi des minorités, le contrôle des porte-paroles par les citoyens et la confrontation des intérêts dans la sphère publique en deçà et au-delà des frontières nationales. La disponibilité de réseaux sociaux indépendants est une condition nécessaire, mais non suffisante. La pratique des « assemblées »  retrouvant des formes aussi anciennes que la démocratie elle-même comporte d’évidentes limitations de temps et de lieu. C’est pourquoi je maintiens que nous ne pouvons nous priver d’aucune des modalités historiques de la démocratie à condition de les refonder toutes.

4.1.4. La marchandisation illimitée est la forme sous laquelle le capitalisme contemporain a poursuivi l’histoire de la « privatisation du monde » ou de la « destruction des communs », en renversant la fonction de l’échange en moyen d’expropriation (comme l’avait expliqué Marx), et en faisant proliférer les nouveaux besoins qui ne peuvent être satisfaits qu’en assujettissant la vie entière de la naissance à la mort (en passant par l’éducation, la santé, le travail, les loisirs, la sexualité et les affects…) au processus de valorisation. Ce que, allant au-delà de Marx, on peut appeler une subsomption totale de la société et de la vie au rapport capitaliste. C’est pourquoi il ne peut y avoir de programme socialiste sans une stratégie de démarchandisation de nombreux biens et services, qui seraient reconnus comme indivisibles et inappropriables, seulement utilisables en commun, mais aussi sans une restauration de la sphère privée ou de l’intimité (Arendt), comme un foyer de liberté ou de jouissance, de résistance à la normalisation et même à la normalité. L’articulation évolutive des usages entre le public, le commun et l’individuel, apparaît dès lors comme l’objectif d’une imagination sociale et politique permanente, également distante du collectivisme et de l’égoïsme.

4.1.5. Dans la tradition juridique occidentale toujours marquée par le conflit du droit romain, de la « common law » et des traditions communautaires (le Genossenschaftsrecht d’Otto von Gierke), les modalités de l’usage sont commandées par le régime de la propriété. Toute propriété est en fait un pouvoir social, qui s’exerce à la fois sur des choses et sur des êtres (humains et non-humains). Contrairement à ce que laisserait croire l’idée du « droit d’user et d’abuser » comme droit subjectif, sacralisant la propriété (dominium) par analogie avec la souveraineté (imperium), ce pouvoir peut être exorbitant, mais il est toujours partagé ou limité par des contre-pouvoirs (ainsi le contre-pouvoir syndical dans l’entreprise ou le contre-pouvoir municipal dans la construction urbaine). C’est un complexe relationnel de prérogatives inégales (ce que la terminologie américaine appelle « bundle of rights »). C’est pourquoi la question de la transformation du régime de la propriété, qui est au cœur de toute stratégie anticapitaliste, se présente au bout du compte comme une question purement politique, évoluant entre les deux extrêmes de la lutte contre l’appropriation monopolistique (y compris dans ses formes étatiques, « nationalisées ») et de la protection de l’indépendance et de la « propriété de soi-même ». L’abolition du pouvoir absolu et de l’intérêt exclusif des actionnaires (shareholders) dans les entreprises et son remplacement par différentes combinaisons de droits entre les parties intéressées (stakeholders) : détenteurs directs ou indirects des actions (via des fonds de placement), managers, salariés, usagers, voisins, mandataires de la puissance publique, est un objectif socialiste dont les modalités juridiques ne sont pas immédiatement universalisables, mais qui en tant que tel est révolutionnaire.

4.2. Nomos de la terre : le système des régulations

Carl Schmitt (dans son livre homonyme de 1950) s’était servi de la notion du « Nomos de la terre » pour décrire la codification du droit de la guerre pendant le grand cycle de « partage du monde » qui fait corps avec le capitalisme historique. Je l’étends de façon à situer dans le temps et l’espace le problème des régulations politiques et économiques qui dessinent le cadre d’une politique socialiste à l’époque de la mondialisation financière et de la catastrophe écologique. Il ne suffit pas d’établir un droit international compatible avec de profondes transformations dans le régime de la propriété ou celui du travail, et de fixer des objectifs de protection de l’environnement assortis d’engagements mutuels des Etats plus ou moins contraignants (on voit bien que ceux qui ont été souscrits dans la période récente ne le sont pas du tout…). Il faut qu’un système de régulations, nécessairement ouvert et en partie redondant, touche à tous les grands rapports de force, à toutes les structures de domination qui traversent les frontières. Surtout il faut que leur contenu et leur agencement dépasse un seuil de transformation des institutions existantes, et constitue par conséquent une alternative à la « gouvernance » mondiale du capitalisme absolu. De telles régulations, dont le détail fait à chaque fois problème, sont les éléments d’une altermondialisation cosmopolitique ou de ce que certains allemands (Ulrich Beck) appellent une « politique intérieure du monde » (Weltinnenpolitik).

4.2.1. On peut essayer de dresser une liste des grands objets de régulation dans le double sens que ce terme a acquis en philosophie et en politique : d’une part l’institution de normes communes dont l’observation de fait confère une certaine régularité (ou un « régime », éventuellement traversé de « crises ») à des processus naturels ou sociaux pour les rendre « gouvernables », d’autre part la définition de règles (ou de règlements, en particulier juridiques) dont l’imposition (qui suppose une autorité et des moyens de contrainte) réprime les écarts injustifiables et permet le traitement équitable des conflits. A la lumière des expériences et des débats de ces dernières années, je propose l’énumération suivante :

1) régulation environnementale portant sur les émissions de polluants et de gaz à effets de serre, l’usage des produits toxiques ou pathogènes, la production et le déversement des déchets dans l’environnement, la protection de la biodiversité et l’institution de « biens communs de l’humanité » inaliénables (par exemple la forêt primaire ou les fonds océaniques, mais aussi les patrimoines génétiques) ; fixation d’objectifs de décroissance équitablement répartis ; adaptation de l’OMC au contrôle des qualités environnementales des marchandises ;

2) régulation monétaire et financière : transformation du FMI en « prêteur de dernier ressort international » suivant des règles négociées et modification de sa gouvernance de façon à rééquilibrer la représentation des pays débiteurs, restructuration des « dettes illégitimes », élimination du shadow banking et contrôle de « l’industrie financière » des établissements de crédit, instauration d’une taxe internationale (Tobin ou autre) sur les mouvements de capitaux  (qui pourrait être affectée à des programmes de lutte contre la pauvreté et de sauvegarde de l’environnement) et de sanctions contre l’évasion fiscale ;

3) universalisation du droit du travail dans ses formes historiquement les plus avancées et, corrélativement, interdiction des discriminations fondées sur la race, la culture et la nationalité, mais aussi affirmation de la libre circulation des personnes comme droit fondamental ; répression effective de l’esclavage domestique et du travail des enfants ;

4) pénalisation des violences sexistes et homophobes, codifiées internationalement, proclamation de l’égalité de genre à la maison,  au travail et dans la vie politique comme norme collectivement vérifiable ; universalisation des droits reproductifs ;

5) limitation par la loi et les traités de la production et de la vente d’armements, depuis les armes individuelles jusqu’aux armes de guerre et de destruction massive (dont les frontières ne sont pas nettes et qui relèvent d’une même culture militariste et viriliste) ;

6) protection de la propriété intellectuelle individuelle ou collective (en particulier celle des peuples autochtones) mais aussi, contradictoirement, de la liberté d’utilisation créatrice des savoirs et de la gratuité des échanges d’idées ; interdiction de la censure d’Etat et démantèlement des monopoles de l’information.

4.2.2. Il n’y a pas de priorité éthique entre les régulations parce qu’elles touchent toutes, par le biais du marché et de la loi, aux conditions de vie, aux identités et aux conduites des individus et des collectivités. Mais on peut réfléchir aux relations de dépendance qui les croisent et les articulent politiquement. Les régulations environnementales (seul domaine dans lequel des positions de principe, si insuffisantes soient-elles, ont été réaffirmées au cours de la dernière période) sont celles qui concernent le plus manifestement à la fois l’existence quotidienne de la population (en particulier dans les zones immédiatement menacées par la désertification, les incendies ou l’élévation du niveau des océans) et l’avenir à long terme de l’habitat et de la démographie humaine. Ce sont aussi celles auxquelles les logiques « extractives » du capitalisme font le plus massivement obstacle : d’où l’importance stratégique de la régulation financière, dont la réforme monétaire dans la perspective d’une « monnaie internationale commune » est la contrepartie (Aglietta, reprenant le projet de Keynes). Sans doute en va-t-il de même de la régulation des armements (théoriquement prévue par le « Traité sur le commerce des armes » de 2013) (TCA), dont le commerce en constante augmentation alimente directement l’économie de violence généralisée : elle s’attaque au cœur même du complexe militaro-financier, lequel n’est pas sans rapport avec la culture « viriliste » des sociétés du Nord et du Sud.

4.2.3. Par définition les régulations cosmopolitiques ouvrent une troisième voie entre l’étatisation et le « laissez-faire ». Cela ne garantit pas le renversement du cours néolibéral, qui a mis la puissance (ou l’impuissance) des Etats au service de la dérégulation, mais c’en est la première condition. Pour articuler le court et le long terme dans une perspective révolutionnaire, il faut prendre en considération trois « seuils » dont le franchissement servirait de critère : un seuil d’efficacité, inversant les critères de développement et modifiant les rapports de pouvoir ; un seuil de généralité, portant sur l’extension planétaire et sur la réduction des exceptions et des privilèges ; un seuil d’irréversibilité, permettant de considérer l’avenir de façon ouverte alors que le présent est verrouillé, ou dominé par la catastrophe. Les obstacles à lever pour passer d’un seuil à l’autre viennent immédiatement à l’esprit : depuis la résistance des puissances impériales hégémoniques et des entreprises multinationales jusqu’à l’hostilité des opinions « souverainistes », en passant par la difficulté de réguler de façon uniforme des activités sociales héritant d’histoires séculaires antithétiques ainsi que d’énormes inégalités. La voie démocratique n’a rien de simple (représentative, participative, conflictuelle…), elle est lente et incertaine, mais il n’y en a pas d’autre, à moins de s’imaginer – comme on l’entend ici ou là – que l’idée de « dictature révolutionnaire », qui a échoué dans le cadre national, pourrait réussir à l’échelle planétaire…

4.2.4. La question politique de principe (qui court en filigrane des théorisations de la « gouvernance » depuis que ce terme a été inventé par les experts de la Banque mondiale dans les années 1990), c’est : qui régule pour qui et par quels moyens institutionnels ? Les socialistes qui, au 20ème siècle, ont voulu transgresser les limites des expériences précédentes et surmonter les causes de leurs échecs, ont cherché dans deux directions qui conservent tout leur intérêt mais sont hétérogènes : extension de la lutte des classes (et plus généralement des mouvements sociaux) au fonctionnement même de l’Etat (Poulantzas), développement de la « société civile mondiale » (Mary Kaldor) comme espace de débat public et d’initiatives « non-gouvernementales ». Quand on s’élève au niveau des régulations cosmopolitiques, ces deux orientations débouchent sur un même problème, qui est aussi un paradoxe : comment instituer des « contre-pouvoirs » qui procéderaient des pouvoirs établis eux-mêmes (par exemple en matière de formulation et d’application du droit international, illustrée aujourd’hui par la situation des réfugiés) (Monique Chemillier-Gendreau) ? Mais comment instituer des « contre-pouvoirs » qui ne disposeraient pas de la légitimité et de l’autorité que confèrent le droit et les organismes chargés de le faire observer ? Il n’y a pas d’issue hors de ce double bind sans un « processus constituant » (Antonio Negri, Sandro Mezzadra)  qui commence toujours par l’insurrection.

4.3. La chance et le risque des insurrections

Il y a des insurrections : tous les jours ou presque, dans différentes parties du monde, suivant des modalités différentes qui vont d’une révolte citoyenne ciblant une injustice déterminée (mais susceptible de s’élargir et de se radicaliser, en particulier lorsqu’elle fait l’objet d’une répression policière) à une authentique révolution (lorsqu’un régime dictatorial, corrompu, oligarchique, n’est plus supportable par un peuple entier). C’est pourquoi il faut utiliser ici un terme suffisamment général, qui connote la remise en cause de l’ordre existant, mais couvre le spectre entier des modalités selon lesquelles elle peut avoir lieu. Certaines insurrections sont rapidement réprimées ou étouffées, d’autres durent ou continuent de produire des effets à long terme, voire remportent des victoires en imposant des droits nouveaux ou en les restaurant. Certaines sont spontanées, d’autres sont organisées : le plus souvent la réalité se situe entre les deux, en particulier par l’utilisation des réseaux sociaux. Certaines se veulent ou se croient sans idéologie, d’autres sont guidées par un discours ou un programme combinant des exigences démocratiques, des revendications d’égalité de classe, de genre, de race, et de plus en plus des expressions de refus du néolibéralisme économique (en particulier des politiques d’austérité). Certaines de moins en moins nombreuses aujourd’hui suivent le modèle de la lutte armée hérité des guerres de libération, d’autres en augmentation significative expérimentent les stratégies de désobéissance civique et de non-violence (mais peuvent se trouver contraintes à la résistance militaire, comme on le voit au Rojava). Certaines restent minoritaires, d’autres réussissent à devenir majoritaires au sein d’une communauté donnée. Elles sont généralement locales ou localisées dans un pays, dans une ville, sur une frontière, mais résonnent d’une extrémité à l’autre de la planète (comme le zapatisme, les printemps arabes, le « mouvement des places » ou le « ni una menos » des femmes argentines). La célèbre définition de Lénine à propos des révolutions (« ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ») continue de s’appliquer aux insurrections en général. Plus précisément, ce qui fait une insurrection, c’est la combinaison d’une situation intolérable, d’une « indignation » (ou d’un mouvement qui se transforme en soulèvement), d’une « idée » politique (exprimant le ou les points sur lesquels il faut faire reculer le pouvoir, ou le forcer à se démettre), et d’un « horizon d’attente » qui permet d’imaginer un monde meilleur. Enfin les insurrections, si elles sont la chance d’un renversement des rapports de pouvoir et d’une interruption du cours des choses, sont aussi intrinsèquement risquées : elles risquent la défaite, l’épuisement, l’erreur, l’impopularité, le dévoiement vers des objectifs réactionnaires ou même fascistes. Elles sont donc le point névralgique de la politique.

4.3.1. Dans l’insurrection sous toutes ses formes, il y a un principe fondamental de « désobéissance » ou d’interruptiondes opérations de gouvernement qui remet en question l’idée d’un pouvoir absolu, indiscuté et vertical. C’est le cas même quand le pouvoir bénéficie d’une légitimité électorale : dans ce cas l’insurrection traduit un conflit interne à l’exercice de la démocratie. Suivant la suggestion de Max Weber (dans La Ville), on peut renverser la proposition courante de la science politique : plutôt que « légitimes » par opposition à la « légalité », les insurrections sont illégitimes même quand elles ne transgressent pas le cadre constitutionnel (par exemple une grève générale), parce qu’elles font obstacle à l’exercice du pouvoir établi et donc, à la limite, introduisent la situation de « double pouvoir » qui est le cauchemar des juristes et des gouvernants, mais l’occasion d’émancipation (empowerment) des dominés. Elles peuvent cependant être légitimées après-coup par des négociations ou des refondations institutionnelles, et sans doute cette issue est nécessaire pour qu’une « démocratisation de la démocratie » (et a fortiori l’abolition d’une tyrannie) devienne effective, et durable. Cette dialectique exposée à tous les dangers revêt une signification particulière dans le contexte des dérives « illibérales » ou « postdémocratiques » (généralement nationalistes) que favorise aujourd’hui la transformation du capitalisme historique en capitalisme absolu. L’alternative à la démocratisation de la démocratie n’est pas le statu quo, mais la régression.

4.3.2. A l’évidence il n’y a pas de modèle ou de règles en matière d’insurrections démocratiques et sociales : seulement des exemples, des inspirations, des émulations. D’une façon ou d’une autre, le problème que rencontre une insurrection est toujours l’oscillation entre la spontanéité (qui va avec la pluralité des « humeurs » collectives et des niveaux de radicalité en son sein) et l’organisation (direction, « ligne » idéologique, pratiques disciplinaires). L’organisation semble être une condition de la durée, comme l’avaient exposé Engels et Lénine, et particulièrement de la résistance à la répression et au découragement ; mais elle introduit le risque de décomposition du « sujet » caractéristique d’une insurrection vivante que, suivant l’inspiration de Rosa Luxemburg dans les débats de 1905, on peut appeler une masse qualitative. Inversement la spontanéité est ouverte aux manipulations, et finalement au développement des tendances « populistes » (y compris le culte du chef, la « servitude volontaire ») qui peuvent renverser un mouvement révolutionnaire (socialiste, communiste, anarchiste, anti-impérialiste) en un mouvement fasciste. Sans réintroduire le modèle de la « forme-parti » dont le 20ème siècle a vu l’épuisement, on peut extraire de sa théorisation gramscienne l’idée d’une « intellectualité collective », qui combine la réflexion critique sur son propre cours avec l’action de masse. Il y a des exemples actuels, mais ne citons rien car tous sont fragiles.

4.3.3. Les insurrections sont toujours territorialisées au sens géographique et au sens social, mais les modalités de cette territorialisation et leur capacité de communiquer d’un territoire à l’autre ne sont pas fixées une fois pour toutes. Historiquement les luttes de classes organisées dans les partis socialistes, puis communistes, ont tenté de concilier l’enracinement dans la politique nationale avec la solidarité internationaliste, ce qui laisse des traces héroïques, mais aussi le souvenir de flagrantes incapacités (comme l’avait dénoncé Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme). Les luttes anti-impérialistes elles aussi ont finalement buté sur l’obstacle et se sont repliées sur le nationalisme, malgré les utopies tiers-mondistes et tricontinentales. Peut-être les conditions sont-elles différentes aujourd’hui, en raison de l’émergence de « luttes frontalières » (boundary struggles) : le terme est utilisé en deux sens, soit pour désigner des mouvements qui « croisent » les objectifs et les subjectivités de classe, de race et de genre (Nancy Fraser), soit pour désigner des pratiques militantes qui associent les migrants et les sédentaires, les errants venus du Sud et les « passeurs d’humanité » en Méditerranée ou sur d’autres frontières Nord-Sud (Sandro Mezzadra et Brett Neilson). L’antiracisme politique est au point de rencontre des deux significations. Cela suppose d’associer la résolution des « contradictions au sein du peuple » avec l’affrontement des dominés et des dominants. Je pense qu’une bonne partie des chances de voir s’ouvrir une nouvelle « saison révolutionnaire » est de ce côté. La notion de frontière, se substituant à celle de front, peut être encore élargie. Elle détient la clé d’un universalisme concret, enraciné dans les luttes.

4.3.4. Outre la force de leurs adversaires, les insurrections de notre temps semblent bien s’exposer à deux dangers de dénaturation qui peuvent les transformer en mouvements contre-révolutionnaires, comme ce fut le cas sous des formes comparables au cours du siècle passé : la transformation de la « masse qualitative », radicalement démocrate, en force démagogique que des chefs charismatiques mobilisent contre toute forme d’altérité et d’étrangèreté ; et la cooptation des résistances au néo-libéralisme par des mouvements néo-fascistes aujourd’hui en pleine renaissance (comme on le voit de l’Amérique de Trump à l’Inde de Modi, et de l’Italie de Salvini au Brésil de Bolsonaro), ou la tentation de marcher avec eux sous l’égide du souverainisme en face de la mondialisation, en forgeant des alliances « rouge-brun ». Le terme de populisme a servi à la science politique libérale pour pratiquer l’amalgame entre ces « extrêmes », qui ont pourtant envers la démocratie et les pouvoirs économiques des attitudes radicalement opposées. Mais il peut servir aussi à désigner un champ de bataille dont l’enjeu est la dissociation de deux façons antithétiques de réclamer l’intervention de la masse des citoyens dans la politique (je préfère parler pour ma part de « populisme » et de « contre-populisme »). Cette dissociation n’est pas jouée d’avance et ne peut pas être garantie par un discours ou une tradition idéologique. Les insurrections présentes et à venir sont le lieu même où s’éprouve cette possibilité. Il n’y en a pas d’autre. L’issue est incertaine. Mais là encore, il y a des exemples en cours.

5.  Utopies : expérimenter la différence au présent

Toutes les hypothèses précédentes – qu’il s’agisse de « programmes », de « régulations » ou d’« insurrections » – comportent une dimension utopique : non pas tellement dans le sens courant, largement péjoratif, évoquant un avenir tellement harmonieux ou parfait (une città ideale) qu’il apparaît immédiatement comme irréalisable, ce qui conduit à des pratiques politiques oscillant entre l’impuissance et la dictature ; mais en ce sens qu’elles iraient à contre-courant des rapports sociaux dominants. Elles supposent donc la conjonction de multiples forces hétérogènes, éventuellement sous l’impulsion d’une conjoncture de crise (qui comporte aussi le risque de l’effondrement des institutions sans contrepartie). Cependant la perspective socialiste nous oblige à invoquer l’utopie dans un autre sens (sur lequel ont insisté aussi bien Miguel Abensour que Pierre Macherey) : l’essentiel n’est pas l’anticipation de l’avenir, mais, au présent, l’exercice d’une pensée concrète de la différence et d’une imagination qui invente des contre-conduites, fait surgir une contre-culture suivant des « sentiers qui bifurquent » (Borges), expérimente des modes de vie, de relation ou de travail alternatifs. De ce point de vue il n’y a donc pas d’opposition entre les utopies, surtout celles qui sont bel et bien à l’œuvre dans l’histoire et ce que Foucault appelait des « hétérotopies », dégageant des « espaces autres » en marge des espaces conventionnels. Les résistances ou les luttes en tant qu’elles impliquent une dissidence par rapport à la norme qu’imposent l’Etat et le marché (mais aussi la famille, la religion, l’école) sont portées par des forces utopiques (et poétiques) auxquelles elles donnent corps.

5.1. La nécessité d’une composante utopique de la politique socialiste peut alors être caractérisée comme un retour de la forme « mineure » au sein de la forme « majeure », dont il s’avère que sans elle la forme majeure a dégénéré. C’est ce dont témoigne ironiquement l’histoire du marxisme officialisé dans les régimes de type soviétique : relégué dans la « préhistoire » du socialisme scientifique, le socialisme utopique est devenu l’un des refuges de l’inspiration communiste originelle, capable de problématiser les contradictions d’une politique libertaire et égalitaire avec une pratique institutionnelle, pour en rechercher les solutions. C’est à ce titre qu’on pourrait passer en revue l’extraordinaire variété des expérimentations utopiques dans le monde d’aujourd’hui, qui fait exception au milieu de ses conflits et de ses crises : coopératives de production et de consommation illustrant « l’économie sociale et solidaire », commerce équitable (quand ce n’est pas un slogan publicitaire), projets d’agriculteurs écologiques « jardiniers et non prédateurs », « nouveaux communs » technologiques (comme l’usage et la diffusion des logiciels libres), mais aussi monnaies locales alternatives (expérimentées en Argentine au moment de l’effondrement du peso), réseaux d’hospitalité accueillant les migrants et organisant leur survie dans des villes-refuges ou des camps humanitaires improvisés. Etc. les expérimentations utopiques sont un lieu privilégié de « politisation du social », ou mieux : d’effacement de la distinction institutionnelle entre le politique et le social. Elles mobilisent des acteurs qui ne « transforment [pas] le monde » sans « changer la vie ».

5.2. Ces exemples tendent aussi à suggérer que les utopies du présent se démarquent de celles du passé par une moindre dépendance envers les modèles communautaires fermés ou autosuffisants (dont le romantisme cultivait la nostalgie en réaction aux effets d’individualisation sauvage de la révolution industrielle et du salariat précaire). Il est certain que l’expérience de modes de vie alternatifs à petite échelle, orientés vers l’usage et non vers la productivité ou la rentabilité, induit la tentation de l’isolement entre semblables et suscite des phénomènes psychologiques d’identification et d’acosmisme (Arendt). Le problème du genre de vie communautaire est toujours de ne pas verser dans la confusion entre un espace commun et un espace tribal, ou familial agrandi. C’est pourquoi, de façon non exclusive, je porte un intérêt particulier à cette forme d’expérimentation utopique, nécessairement fondée sur l’hétérogénéité de ses participants et ouverte sur les échanges extérieurs (y compris les échanges internationaux), que constitue le socialisme municipal, associant la gestion participative des budgets ou de l’habitat avec le développement d’une sociabilité « multiculturelle », dans les grandes villes du Nord ou du Sud (Barcelone, Porto Alegre). Le « zapatisme » au Chiapas, aujourd’hui menacé par son conflit idéologique et économique avec le nouveau populisme « de gauche » au Mexique, constitue un autre exemple de « communauté utopique sans communautarisme » (Jérôme Baschet).

6.  Politique de la politique

En quelques décennies (depuis le déclin de l’hégémonie états-unienne et la mondialisation des politiques néolibérales) nous sommes entrés dans le temps et l’espace d’un capitalisme absolu, qui combine les logiques de spéculation financière avec celles de l’extraction illimitée de survaleur à partir de toutes les conditions de la vie. La perception de ce nouvel univers et de ses dimensions « totalitaires » a été suivie par celle des premiers effets de la catastrophe environnementale que le néolibéralisme aggrave, mais dont les origines remontent beaucoup plus loin. Nous comprenons que les conditions de possibilité de la politique (essentiellement circonscrites pendant quelques siècles par le conflit des nations et des classes, les grandes formations sociales du capitalisme historique) doivent être repensées. Ce qui n’implique pas seulement d’y introduire d’autres subjectivités collectives (en particulier de genre, de race, de culture), dont les « frontières » ne se recouvrent pas, mais de décrire autrement la dialectique de la politique et de l’histoire, avec ses contraintes matérielles et ses possibilités de bifurcation. En un sens ce questionnement qu’on pourrait dire ontologique va très au-delà de la recherche d’une problématique pour un « socialisme du 21ème siècle » dans une situation de crise ou, comme disait Gramsci, d’interrègne. Mais d’un autre côté celle-ci est suffisamment pressante et difficile à la fois pour nous obliger à aller au fond du problème philosophique qui porte sur les institutions et les « agences » ou modalités d’intervention (agencies) de la politique, et plus profondément sur le conflit des temporalités dans lesquelles elles se déploient. Ceci est l’objet d’une « politique des conditions de la politique », ou simplement d’une politique de la politique qu’il faut essayer – dans les conditions d’aujourd’hui – d’aborder de façon d’abord négative : à quelles conditions la politique n’est-elle pas impossible quand l’économisme a tout envahi dans l’espace public, que la disproportion semble gigantesque entre les problèmes de civilisation à résoudre et les moyens disponibles, et qu’on ne croit pas à la venue du Messie – sans exclure pour autant ni les renversements de situation ni les surgissements imprévus de forces révolutionnaires ? On ne peut faire ici, évidemment, que quelques pas dans cette direction.

6.1. En extrapolant certaines indications de Marx à propos de la Commune de Paris, Lénine avait caractérisé « dialectiquement » le complexe institutionnel de la transition révolutionnaire comme un Etat-non Etat : cette unité de contraires lui avait servi à définir le double mouvement paradoxal attribué à la « dictature du prolétariat » : renforcer le pouvoir d’Etat pour démanteler les positions de la classe bourgeoise et réprimer la contre-révolution, engager immédiatement le « dépérissement » de l’Etat et le passage à une association communiste des producteurs. Elle était sous-tendue par l’invention d’une forme insurrectionnelle de démocratie : le « soviet » ou plus généralement le conseil ouvrier comme il y en eut à l’époque dans toute l’Europe. Bien que d’emblée cette invention ait été réprimée, mais aussi instrumentalisée et neutralisée, en particulier du fait de la militarisation de la révolution et de l’opposition abstraite établie entre « démocratie bourgeoise » et « démocratie prolétarienne », alors que Marx avait toujours essayé de penser le passage continu de l’une dans l’autre (ce qui est l’une des significations de la révolution en permanence), on peut penser que l’idée de l’Etat-non Etat, dans son incertitude même, désigne toujours l’essence – c’est-à-dire en fait la croix, et même l’aporie – de toute transition révolutionnaire qui cherche à passer au-delà des structures de domination implantées dans la vie sociale. Dès la période de la NEP et dans toutes les expériences révolutionnaires ultérieures, mais aussi d’une autre façon dans les expériences de « socialisation » du 20ème siècle qui ne remettaient pas en cause le cadre capitaliste, mais lui opposaient des politiques « réformistes » de planification et de redistribution, le problème de la « transition » devient aussi celui d’une unité contradictoire marché-non marché, ou si l’on veut d’une restriction permanente de l’autonomie du marché au profit des politiques sociales, qui « refoule » le capitalisme sans le faire disparaître (ou qui refoule le capitalisme sans faire disparaître l’échange, car le point de passage de l’un à l’autre n’est pas fixé de façon stable). Et dans le contexte de la catastrophe environnementale il faut envisager maintenant une contradiction industrie-non industrie, dont la « décroissance » peut être l’un des noms, qui révolutionne la conception et l’usage des techniques. Toutes ces contradictions sont dissymétriques, elles opposent une tendance à une contre-tendance de façon instable et évolutive, elles dressent en face du pouvoir un contre-pouvoir qui n’est pas de même nature et ne s’exerce pas par les mêmes méthodes. C’est ce qui fait la chance et le risque des expériences révolutionnaires.

6.1.1. Les contradictions révolutionnaires ne sont évidemment pas indépendantes les unes des autres. C’est une complication supplémentaire. On peut penser qu’il n’y a pas de non marché (sauf sous des formes très « minoritaires » de retrait hors de la société ou de sécession communautaire qui ne sont d’ailleurs jamais complètes) sans intervention ou soutien étatique, en particulier en tant que planification qui, même et surtout « démocratique » (à la différence du Gosplan), suppose une autorité et une législation. Cette nécessité est renforcée si la planification doit avoir aussi pour objet non pas, comme autrefois, d’accélérer le développement industriel mais d’organiser une décroissance ou une « désindustrialisation » rationnelle sans effondrement des conditions de survie. A quoi s’ajoute le fait que les expériences de planification du 20ème siècle portaient sur la production et la consommation, non sur les structures financières du crédit et de la monnaie : Marx croyait en effet que les banques introduisent un élément d’organisation dans le marché, qu’il suffirait de nationaliser, alors qu’on voit aujourd’hui que la financiarisation produit plutôt une antiplanification. De toute façon le problème change de nature en passant de l’échelon national à l’échelon planétaire. D’où la nécessité de penser en termes de régulation et pas seulement de calcul économique. Mais quelles sont donc les formes de participation démocratique ou de mobilisation des masses correspondantes ? L’idée de la « société civile mondiale » avec ses réseaux associatifs et ses campagnes de solidarité nomme bien le problème. La polysémie du terme « civil » en français aide aussi à comprendre pourquoi la lutte contre la militarisation et la prolifération des armements est une composante primordiale de la citoyenneté cosmopolitique.

6.2. La politique n’est pas prévisible, et ne l’a jamais été : elle dépend de situations dans lesquelles des actions hétérogènes se combinent, dont chacune a une temporalité et une historicité spécifique. Ce qu’on peut seulement faire par la théorie et l’imagination, c’est décrire et évaluer au point de vue d’une transformation possible les « agences » qui seraient amenées à y contribuer (ou qui d’ores et déjà la préparent). Le plus souvent dans la théorie contemporaine le problème a été posé en termes de convergence entre des « intérêts » sociaux différents, et plus rigoureusement en termes de choix entre des « hégémonies » antithétiques hiérarchisant ces intérêts : c’est ce qui a fait le prix de la problématique des « chaînes d’équivalence » élaborée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Malheureusement le formalisme de leur conception des intérêts (l’idée du « signifiant vide » comme point de convergence entre les discours socio-politiques) a fini par déboucher sur une redoutable équivoque de l’idée d’unité populaire (ou de « populisme »), qui prête à la récupération par le nationalisme. De toute façon la question la plus profonde ne concerne pas seulement les intérêts sociaux mais les modalités d’action politique dont un projet d’alternative socialiste aurait besoin pour se matérialiser. En invoquant successivement des éléments de programme, de régulation, d’insurrection et d’utopie, dont chacun comporte des apories à résoudre et des décisions à prendre, j’ai voulu marquer que ces modalités diffèrent qualitativement, à la fois par leur échelle, par leur forme institutionnelle (ou anti-institutionnelle), et par les « sujets » ou agents collectifs qui les mettent en œuvre. Supposer qu’elles puissent se recouvrir, c’est au fond supposer qu’il y ait encore de l’histoire. Mais peut-être sommes-nous déjà dans l’avènement de cette histoire en nous croyant encore dans son « manque » ou son « à venir ».

6.3. En posant que la catastrophe environnementale n’est pas « imminente » ou « prochaine », mais s’est bel et bien déjà produite, d’une façon qui ne sera pas réversible (on ne replantera pas les forêts primaires, on ne regèlera pas les calottes polaires et les glaciers, on ne fera pas renaître les espèces disparues à partir de leur ADN stocké dans des bunkers…), nous invalidons une certaine idéologie du progrès dont le socialisme avait élaboré la variante la plus englobante et la plus dynamique : l’idée qui est ainsi entrée en « décadence » (Canguilhem) n’est pas bien entendu qu’il y ait des progrès à accomplir dans l’ordre de la liberté, ou de l’égalité, ou du bien-être, ou de la justice, mais l’idée qu’ils s’inscrivent dans une évolution totalisante, orientée vers l’humanisation de l’homme et de la nature, qui coïnciderait avec le temps même de l’histoire. Cependant nous ne substituons pas non plus à cette idéologie celle d’un devenir apocalyptique ou d’un « effondrement » inévitable, qui conduirait vers la fin de l’humanité : version nihiliste de la « fin de l’histoire » qui a succédé chez certains à l’idée de la victoire définitive du libéralisme sous-tendu par l’autorégulation des marchés. Au contraire, nous ouvrons la question de savoir quelles sont les alternatives, les positivités ou les affirmations qui se présentent toujours à l’intérieur d’un processus incontestablement négatif qui, comme tel, ne peut pas être annulé, mais peut revêtir une gravité inégale – aussi bien du point de vue des effets alimentaires et sanitaires, ou sociaux et politiques, pour ce qui concerne notamment la modalité et la violence des conflits, voire des guerres, que du point de vue des transformations environnementales. Ce sont les fameux « seuils » de 1,5 degrés, de 2 degrés, ou de 4 degrés d’élévation des températures à la fin du siècle envisagés par le dernier rapport du GIEC. La thèse soutenue ici est que ces alternatives dépendent de façon fondamentale de l’orientation de la politique mondiale vers une forme ou une autre de socialisme dans les années qui viennent, car celle-ci conditionne aussi bien la réorganisation des sociétés en proie à l’extrême violence, écartelées entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté, que la possibilité d’imposer au capitalisme d’autres priorités que la maximisation du profit financier. Dans l’abstrait, je l’ai dit, on peut envisager que la détérioration de l’habitabilité de la planète s’accélère encore, poursuive son cours actuel, ou soit stabilisée, et que les violences sociales ou ethniques soient dramatiquement exacerbées ou contenues par de nouvelles pratiques de citoyenneté et de civilité. Cela veut dire que la modération du changement dans le rapport des hommes à la nature a pour condition hautement aléatoire une accélérationdu changement dans le rapport des hommes entre eux. On peut désigner cette perspective qui, par définition, relève d’une doctrine des « fins » de notre histoire ou d’une « eschatologie », au moyen de la catégorie que Carl Schmitt avait empruntée à la théologie catholique pour penser l’effet de délimitation de la guerre (Hegung des Krieges) qu’il attribuait au système des Etats souverains, et dont Mario Tronti s’est servi pour penser l’effet civilisateur des luttes de classes sur le développement du capitalisme : le katekhon ou force « retenant » la catastrophe au sein même de son développement. Dans une autre terminologie, retrouvant le dilemme classique des politiques socialistes mais suivant un schéma inversé, on dirait : la révolution (ou la succession des révolutions) doit être envisagée et encouragée dès maintenant pour qu’une réforme soit possible, c’est-à-dire un processus politique sans fin prévisible ni expropriation prématurée.

 Notes

[1] Conclusion de mon livre à paraître : Histoire interminable, Ecrits I, Editions La Découverte, 2020.

[2] Les Thèses sont réparties en cinq sections principales. Elles ont subdivisée et numérotées suivant le principe adopté par Wittgenstein dans son Tractatus Logico-philosophicus, qui permet d’en hiérarchiser l’importance et d’en faire voir la dérivation. Je fais parfois référence à des œuvres ou, génériquement, à des auteurs, mais d’une façon qui n’est pas systématique et dont je laisse au lecteur, s’il le souhaite, le soin de retracer l’origine.