Judith Revel | Foucault Lecteur de Nietzsche

by Judith Revel

On sait le rôle que Nietzsche a joué dans la manière dont Michel Foucault est sorti de son initiale formation phénoménologique, dans les années 1950. On se souvient aussi de ce que, trois ans plus tôt, en 1967, Foucault et Deleuze ont édité le volume V des Œuvres complètes de Nietzsche pour Gallimard à partir de l’édition de référence Colli et Montinari, c’est-à-dire le volume du Gai savoir.

Sinon que les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît.

D’abord, parce que le nietzschéisme de Foucault n’est pas celui de Deleuze – je n’y insiste pas ici faute de temps, mais il est assez clair que le Nietzsche qui intéresse Foucault est essentiellement celui des Considérations Intempestives, c’est-à-dire celui qui fournit des “munitions” contre la pensée hégélienne de l’histoire, et non pas le Nietzsche de la transmutation des valeurs ou du surhomme. Il y a donc littéralement un découpage par Foucault, dans Nietzsche, d’une série de contre-pieds dont la fonction anti-hégélienne fonde l’importance et la nécessité.

Par ailleurs, et c’est la seconde “complication”, la référence à Nietzsche se transforme, et le fait très rapidement, précisément dans cette année 1970-1971. C’est particulièrement visible si on revient un instant au texte que Foucault écrit pour le volume d’hommage à Jean Hyppolite publié aux PUF en 1971, “Nietzsche, la généalogie, l’histoire”, parce que le philosophe n’y dit pas exactement les mêmes choses que dans les cours du Collège de France de la même année, les Leçons sur La volonté de savoir, qui sont tenus par Foucault immédiatement après l’écriture du texte d’hommage à Jean Hyppolite.

Dans “Nietzsche, la généalogie, l’histoire”, il y a en effet, me semble-t-il, cinq éléments “stratégiquement” pointés par Foucault, et littéralement découpés pour son propre usage. Les quatre premiers sont assez évidents, je les rappelle très rapidement sans m’y arrêter:  1) il s’agit de repérer “la singularité des événements, hors de toute finalité monotone; les guetter là où on les attend le moins et dans ce qui passe pour n’avoir point d’histoire”; 2) il s’agit de produire une généalogie entièrement construite contre l’Histoire monumentale, contre “le développement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies”; 3) il s’agit de s’opposer à toute recherche de l’origine; 4) il s’agit d’opposer le jeu du hasard  – le “hasard des commencements” – et la force des sauts, à cette origine qui enracine en elle-même la ligne continue et prescriptive de l’histoire comme accomplissement, à laquelle il faut bien sûr s’opposer. La ligne du hasard, c’est bien entendu ce qui définit précisément l’événement en tant que tel.

C’est en réalité le cinquième point qui m’intéresse, parce que c’est là qu’apparaît la question de la vérité. Et il me semble qu’elle y apparaît d’une manière foncièrement différente du traitement dont elle fait l’objet dans les cours au Collège de France la même année. Elle y apparaît en effet encore de manière très classiquement nietzschéenne: si la voie de la remontée vers l’origine est barrée, c’est en réalité l’accès à la vérité qui est barré. Une vérité entendue comme parole de l’origine: “La vérité et son règne originaire ont eu leur heure dans l’histoire. A peine en sortons-nous, “à l’heure de l’ombre la plus courte”, quand la lumière ne semble plus venir du fond du ciel et des premiers moments du jour” – Foucault cite là Le Crépuscule des idoles.

En revanche, dans les Leçons sur La volonté de savoir, le problème me semble davantage être les conditions de transformation, ou de redoublement, de l’archéologie par la généalogie. Généalogie devient ici: l’historicisation d’une description qui était demeurée dans un premier temps statique, et que Foucault avait appelée jusqu’alors épistémè. Le problème de l’historicisation, c’est-à-dire aussi celui de la transformation, du changement, du saut, de la discontinuité, hante Foucault depuis Les Mots e les choses. On se souvient sans doute du reproche de Sartre d’avoir remplacé “le cinéma par la lanterne magique”, et immobilisé l’histoire en tableaux. Il faut donc réintroduire de la différence et du mouvement, fonder la possibilité à la fois des discontinuités et de l’histoire, sous la forme d’une histoire des discontinuités, ou comme Foucault le dira très clairement en réponse à une question de la rédaction de la revue Esprit, en 1968: “Je m’efforce (…) de montrer que la discontinuité n’est pas entre les événements un vide monotone et impensable, (…) mais qu’elle est un jeu de transformations spécifiques, différentes les unes des autres (avec, chacune, ses conditions, ses règles, son niveau) et liées entre elles selon les schémas de dépendance. L’histoire, c’est l’analyse descriptive et la théorie de ces transformations”.

Redoubler l’archéologie par la généalogie, cela signifie s’intéresser à la manière dont différents “systèmes de pensée” se font suite et font jouer, dans leur succession, des discontinuités, des arrachements, des ruptures, mais aussi des permanences, des reformulations, des déplacements. La figure du “saut” nietzschéen se complique singulièrement, et elle est reprise, me semble-t-il, sous la problématisation de la discontinuité historique entendue à la fois comme rupture et comme déplacement, c’est-à-dire comme transformation. Or le statut épistémologique de cette transformation est bien entendu central, et il n’est pas problématisé chez Nietzsche: Foucault va donc devoir aller le chercher ailleurs – et, je l’annonce immédiatement, il me semble qu’il ira le chercher en particulier du côté des historiens.

Une histoire des discontinuités, une histoire des transformations, donc: une histoire qui touche la manière dont nous avons pensé la vérité elle-même et que Foucault met littéralement en scène par un procédé de théâtralisation qu’il déploie dans le cours du Collège de France: l’opposition entre la pensée grecque archaïque et la pensée grecque classique, entre le rituel de l’ordalie comme lieu de production de la vérité et le nouage plus tardif entre vérité et connaissance, entre le moment des sophistes (et de la tragédie) et celui du déploiement univoque de ce qui va devenir l’espace de la métaphysique occidentale.

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C’est le geste méthodologique qui m’intéresse ici: il s’agit non pas de renoncer à la vérité mais bien de reconstituer des jeux de vérité, c’est-à-dire des configurations historiques qui repèrent comment l’accès à la vérité a, de loin en loin, été historiquement recodé, et comment s’en sont suivies à la fois une mise en forme du partage du vrai et du faux et une fixation de la manière dont certains objets, discours et pratiques peuvent à leur tour être considérés comme ce à propos de quoi peut et doit se dire la vérité.

Or comment faire une telle histoire de la vérité, une telle généalogie historique des jeux de vérité ? La conférence prononcée à McGill par Foucault en avril 1971, et que Daniel Defert a choisi d’insérer dans le volume des Cours en lieu et place d’une séance perdue, a pour titre “Comment penser l’histoire de la vérité avec Nietzsche sans s’appuyer sur la vérité” ? C’est-à-dite encore: comment faire pour produire l’histoire de quelque chose, si ce quelque chose n’est précisément pas une chose mais à son tour une construction historique, le produit d’une histoire, un produit qui ne préexiste jamais à l’histoire qui l’a fait ?

Il me semble ici utile, je crois, de mettre paradoxalement en contact ce premier cours du Collège de France avec les deux derniers – et l’on verra, par là, la manière dont cette question absolument nietzschéenne (“comment faire une histoire de la vérité sans s’appuyer sur la vérité ?”) “travaille” la réflexion foucaldienne même quand la référence explicite à Nietzsche semble depuis longtemps abandonnée.

Le 5 janvier 1983, le début du cours, clairement annoncé comme consacré à la parrèsia, est, on se souvient, précédé d’un excursus sur le texte de Kant “Qu’est-ce que les Lumières ?”. Mais l’excursus sur Kant est à son tour précédé par une autre “étrangeté”. Pendant plusieurs minutes, au tout début de cours, Foucault revient sur le sens général de son projet de recherche et d’enseignement; et il le fait à partir de la distinction qu’il établit soigneusement entre, d’une part, «une “histoire des systèmes de pensée” et, de l’autre, une “histoire des idées” qu’il décline successivement comme “histoire des mentalités” et comme “histoire des représentations”.

Attribuant à l’histoire des mentalités un type de travail se situant “sur un axe allant de l’analyse des comportements effectifs aux expressions qui peuvent accompagner ces comportements, soit qu’ils les précèdent, soit qu’ils les suivent, soit qu’ils les traduisent, soit qu’ils les prescrivent, soit qu’ils les masquent, soit qu’ils les justifient, etc.”[1]; et attribuant par ailleurs à l’histoire des représentations tout à la fois “l’analyse des idéologies” et “l’analyse des représentations en fonction d’une connaissance – d’un contenu de connaissance ou d’une règle, d’une forme de connaissance – considérée comme critère de vérité, ou en tout cas comme vérité-repère par rapport à quoi on peut fixer la valeur représentative de tel ou tel système de pensée entendu comme système de représentations d’un objet donné”[2], Foucault définit par différenciation son propre projet: analyser les “foyers d’expérience, où s’articulent les uns sur les autres: premièrement, les formes d’un savoir possible; deuxièmement, les matrices normatives de comportement pour les individus; et enfin des modes d’existence virtuels pour des sujets possibles. Ces trois éléments – formes d’un savoir possible, matrices normatives de comportement, modes d’existence virtuels pour sujets possibles – ce sont ces trois éléments constitutifs de ce que l’on pourrait appeler un “foyer d’expérience””[3].

Ce qui frappe dans l’auto-présentation que Foucault fait de son propre travail, c’est en particulier un élément.

Dans l’une des caractérisations de l’histoire des représentations qu’il propose dans ces lignes, et par rapport à laquelle il distingue son propre travail, Foucault parle en effet de “l’analyse des représentations en fonction d’une connaissance – d’un contenu de connaissance ou d’une règle, d’une forme de connaissance – considérée comme critère de vérité, ou en tout cas comme vérité-repère par rapport à quoi on peut fixer la valeur représentative de tel ou tel système de pensée[4].

Ce qu’il s’agit de mettre à distance, c’est donc l’existence d’un critère de vérité, d’un mètre d’évaluation fixe, d’un repère en fonction desquels faire jouer telle ou telle représentation dans l’histoire. C’est l’idée, sinon de la mesure d’un écart, dans tous les cas d’une différenciation rendue paradoxalement possible par la présupposition d’un (ou plusieurs) invariant(s) en vertu desquels jauger un système de représentations donné.

Le point est important, parce que dans le manuscrit du cours, on trouve, peu après, tout un développement que Foucault n’a pas repris dans sa leçon orale mais qu’une note en bas de page nous restitue désormais[5]. Ce développement porte précisément sur les “objections” et les “reproches” qui ont été adressés à Foucault, à la fois par les historiens et par les philosophes, pour avoir précisément poussé jusqu’au bout l’entreprise d’historicisation qui était la sienne, c’est-à-dire renoncé à tout invariant, historicisé les universels – et donc aussi: abandonné tout critère de vérité. Les qualifications (bien entendu négatives), formulées par les détracteurs de Foucault, et que celui-ci rappelle dans la note, sont éloquentes: “négativisme historicisant”, “négativisme nominaliste”, “négativisme à tendance nihiliste”; et l’explication que Foucault donne, par réaction, de sa propre recherche est particulièrement claire: il s’agit en effet pour lui de “substituer à une théorie de la connaissance, du pouvoir ou du sujet l’analyse de pratiques historiques déterminées (…) (de) substituer à des universaux comme la folie, le crime, la sexualité l’analyse d’expériences qui constituent des formes historiques singulières” et de construire “une forme de réflexion qui, au lieu d’indexer des pratiques à des systèmes de valeurs qui permettent de les mesurer, inscrit ces systèmes de valeurs dans le jeu de pratiques arbitraires même si elles sont intelligibles”[6].

C’est donc exactement à la reprise du thème de 1970-1971 que l’on assiste. Dans les termes de Nietzsche: comment arracher la connaissance à cette violence extrême, imposée par la philosophie grecque classique, qui veut que la vérité soit le prédicat d’elle-même ? Et en même temps: la question posée engage autre chose qu’un problème philosophique – elle interroge aussi la pratique de l’historien

Parmi les historiens, Michel de Certeau semble avoir été très tôt celui par qui la question se trouve formulée de l’intérieur même de la réflexion proprement historiographique. Ou plus exactement, c’est par une objection à Foucault, en 1967, au Foucault des Mots et les choses, qu’il la formule.

Dans un compte-rendu du livre, initialement publié en 1967 dans la revue jésuite Etudes[7], Certeau remarque en effet: “Sous les pensées, il (MF) discerne un “socle épistémologique” qui les rend possibles. Entre les multiples institutions, expériences et doctrines contemporaines, il décèle une cohérence qui, pour n’être pas explicite, n’en est pas moins la condition et le principe organisateur d’une culture. Il y a donc de l’ordre. Mais cette “raison” est un sous-sol qui échappe à ceux-là mêmes dont elle fonde les idées et les échanges. Ce qui donne à chacun le pouvoir de parler, personne ne le parle. Il y a de l’ordre, mais il n’existe que sous la forme de ce qu’on ne sait pas, sur le mode de ce qui est “différent” par rapport à la conscience. Le Même (l’homogénéité de l’ordre) a la figure de l’altérité (l’hétérogénéité de l’inconscient ou, plutôt, de l’implicite)”[8]. Et plus loin: “Son œuvre veut dire la vérité des langages, mais c’est une vérité qui ne se pose par rapport à aucune limite[9].

En somme: le il y a est le point aveugle de la pensée de Foucault, et cet il y a suppose un régime de vérité qui n’est jamais thématisé ni historicisé.

En 1978, c’est cette fois-ci à Paul Veyne, dans un texte au titre éloquent – “Foucault révolutionne l’histoire”[10] – que reviendra de formuler ce qui est à ses yeux le véritable enjeu des analyses foucaldiennes; et c’est alors à un postulat de méthode aux antipodes des reproches de Certeau lecteur des Mots et les choses qu’il arrive. Pour Veyne, Foucault devient la figure emblématique d’un refus de la présence d’invariants dans l’histoire. Sinon que la chose expose Foucault (comme elle expose Veyne) à une objection évidente: historiciser sans reste, n’est-ce pas vouer l’analyse historique au relativisme – ou bien, variante philosophique de la même objection (et nous retrouvons là encore une fois Nietzsche): une histoire de la vérité est-elle encore possible si l’on ne sait pas ce que c’est que la vérité ?

Dans le texte, Veyne répond lui-même avec une grande acuité: “Car un relativiste estime que les hommes, à travers les siècles, ont pensé des choses différentes du même objet: “Sur l’Homme, sur le Beau, les uns ont pensé ceci et, à une autre époque, les autres ont pensé cela sur le même point; allez donc savoir ce qui est vrai !” C’est là, pour notre auteur, se rendre malheureux pour rien, car précisément le point en question n’est pas le même d’une époque à l’autre”[11]. Paradoxalement, c’est parce qu’il est précisément celui par qui l’historicisation est poussée à son terme extrême que Foucault est pour Paul Veyne le contraire d’un relativiste. Le but du travail de l’histoire, au cœur de la philosophie, n’est pas d’établir des variations à partir d’un mètre-étalon qui serait donné, ou de décrire dans le temps le devenir d’un objet dont les métamorphoses s’appliqueraient à sa propre permanence – par exemple une histoire de la vérité en tant qu’objet donné et invariant, dont l’appréhension se modifierait certes dans l’histoire, mais qui supposerait en amont que l’objet vérité, lui, demeure inchangé indépendamment des conceptions que l’on a historiquement de lui.

Or ce que l’histoire fait à la philosophie, c’est précisément ceci – je cite Veyne: “la vérité philosophique a été remplacée par l’histoire”[12], c’est-à-dire que le travail de l’historicisation, c’est l’affirmation que les objets de la pensée eux-mêmes sont construits, produits dans et par l’histoire, et non pas seulement appréhendés historiquement. Veyne en donne un exemple – et la référence à l’Histoire de la folie est transparente: “Une phrase telle que “les attitudes envers les fous ont varié considérablement à travers l’histoire” est métaphysique; il est verbal de se représenter une folie qui “existerait matériellement” en dehors d’une forme qui l’informe comme folie”[13]. En somme: il ne s’agit pas de faire l’histoire des variations d’un objet, parce que cela suppose que cet objet soit un invariant anhistorique à quoi s’applique, de manière seconde, l’histoire. C’est exactement le problème de l’histoire de la vérité tel qu’il était formulé par Foucault en 1970: si l’on fait une histoire de la vérité en constituant la vérité non pas comme des jeux historiques mais comme un objet, on fera fatalement de la métaphysique. La vérité n’est pas un objet, elle est un rapport, et ce rapport est un produit de l’histoire elle-même. Il n’y a donc pas d’histoire de la vérité, il n’y a que la lente sédimentation de différentes manières de construire le partage du vrai et du faux sur des objets, ou des régions de l’expérience, qui sont eux-mêmes construits dans l’histoire.  Il y a donc à faire une histoire des jeux de vérité sur la base de formes de véridiction qui sont elles-mêmes changeantes.

Il existe une seconde occurrence où Foucault, interrompant le cours de ce qui devrait normalement être son analyse, revient vers la question de son rapport à l’histoire et insiste sur la démarche qu’il revendique. C’est, encore une fois dans un cours au Collège de France, mais cette fois-ci au tout début de l’année 1978-1979 – dans les leçons consacrées à la biopolitique[14]. Ayant introduit dans le droit fil des analyses faites l’année précédente, la notion d’art de gouverner[15], il s’arrête en effet, et ouvre une sorte de parenthèse – je le cite: “Ceci implique immédiatement un certain choix de méthode sur lequel j’essaierai tout de même enfin de revenir un jour de façon plus longue, mais je voudrais tout de suite vous indiquer qu’en choisissant de parler ou de partir de la pratique gouvernementale, c’est, bien sûr, une manière tout à fait explicite de laisser de côté, comme objet premier,  primitif, tout donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les sujets, l’Etat, la société civile: tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que l’analyse historique et l’analyse de la philosophie politique, utilise effectivement pour rendre compte effectivement de la pratique gouvernementale”[16].

Dans cette première leçon de 1979, Foucault reprend en réalité terme à terme l’argumentation que Paul Veyne avait développée à son propos dans “Foucault révolutionne l’histoire”, quelques mois plus tôt. Tout tourne autour de la critique radicale de ce qu’il nomme les “universaux”, mais que l’on pourrait tout autant appeler les invariants de l’histoire. L’idée est simple: faire une histoire, ce n’est pas faire l’histoire des variations d’un même objet selon les époques, même si cela implique en apparence des discontinuités fortes. Construire une histoire, c’est donner à voir les discontinuités dans la manière dont les objets de notre pensée sont produits historiquement. Toute la démarche foucaldienne témoigne de ce travail à mi-chemin entre une historicisation radicale des systèmes de pensée et ce “constructivisme” qui est le sien.

Dans cette page remarquable de 1979, Foucault procède en réalité de manière inattendue. Je le cite à nouveau: “Autrement dit, au lieu de partir des universaux pour en déduire des phénomènes concrets, ou plutôt que de partir des universaux comme grille d’intelligibilité obligatoire pour un certain nombre de pratiques concrètes, je voudrais partir de ces pratiques concrètes et passer en quelque sorte les universaux à la grille de ces pratiques. Non pas qu’il s’agisse là de ce qu’on pourrait appeler une réduction historiciste, laquelle réduction historiciste consisterait en quoi ? Eh bien, précisément, à partir de ces universaux tels qu’ils sont donnés, et à voir comment l’histoire ou les module ou les modifie, ou établit finalement leur non-validité. L’historicisme part de l’universel et le passe en quelque sorte à la râpe de l’histoire. Mon problème est tout inverse. Je pars de la décision à la fois théorique et méthodologique, qui consiste à dire: supposons que les universaux n’existent pas, et je pose à ce moment-là la question à l’histoire et aux historiens: comment pouvez-vous écrire l’histoire si vous n’admettez pas a priori que quelque chose comme l’Etat, la société, le souverain, les sujets existe ? (…) C’est donc exactement l’inverse de l’historicisme que je voudrais ici mettre en place. Non pas donc interroger les universaux en utilisant comme méthode critique l’histoire, mais partir de la décision de l’inexistence des universaux pour demander quelle histoire on peut faire[17].

On a donc l’opposition absolument claire entre un historicisme philosophique d’une part, et une pratique historienne de l’historicisation, de l’autre, c’est-à-dire de la construction des objets dans l’histoire. Pour l’historicisme philosophique, rien n’échappe certes à l’histoire, mais les objets y sont pour ainsi dire “plongés” – ce qui suppose qu’il existent indépendamment d’elle, et qu’il s’agit donc de lire les effets de variation de l’histoire sur un noyau paradoxal d’invariabilité; pour l’historicisation “historienne” telle que la conçoit Foucault (comme Veyne), non seulement tout est plongé dans l’histoire, mais tout est construit par l’histoire: un objet de pensée n’est rien d’autre que la manière dont il a été, à un moment donné, produit: rien en lui ne préexiste à cette production, ou au métamorphoses éventuelles qu’il enregistre d’une système de pensée à un autre; rien ne nous dit non plus qu’il perdurera comme objet – de pensée, de savoirs, de pratiques – parce que s’il a émergé, il peut bien aussi disparaître, c’est-à-dire quitter ce statut d’objet qu’il avait acquis dans une configuration spécifique de notre pensée. Cet objet peut-être aussi un nouage – un accrochage, un jeu: c’est, à nouveau, ce qui se passe dans le cadre d’une histoire de la vérité. La vérité ne préexiste pas à l’histoire qui en fixe la forme et les critères.

Du côté des philosophes, la “décision” foucaldienne, c’est-à-dire l’historicisation radicale des universaux et de la vérité, a été comprise par certains comme une double trahison. Une trahison de l’héritage des Lumières – si tant est que le rapport de Foucault aux Lumières en général, et à Kant en particulier, puisse être précisément qualifié d’héritage, ce qui n’est évidemment pas le cas. Une trahison, d’autre part, de la responsabilité éthique de la philosophie – parce qu’enfin, à vouloir tout historiciser, ne risque-t-on pas de relativiser les valeurs fondamentales dont nous nous réclamons, nous, enfants des révolutions démocratiques du XVIIIe siècle ? Je n’ai pas ici la possibilité de rendre compte d’un débat qui s’est étendu dans le temps et qui s’est déroulé sur plusieurs fronts – depuis les polémiques sur les “correspondances” journalistiques de Foucault sur la révolution iranienne, en 1978, dont certains ont considéré qu’elles étaient le fruit d’une perte de “repères” moraux et politiques à laquelle menait inévitablement l’inconséquence méthodologique du projet foucaldien[18], jusqu’aux attaques contre une conception du pouvoir s’attachant à cartographier une “microphysique” et faisant dès lors se dissoudre les sujets politiques tels que la pensée politique moderne s’était attachée à les penser.

Dans ce vaste éventail de critiques, le débat qui oppose Foucault à Habermas et aux habermassiens au début des années 1980 est particulièrement intéressant.

La divergence radicale des lectures à laquelle Foucault et Habermas se livrent au même moment est flagrante. D’un côté, la réaffirmation du legs des Lumières, de l’universalisme des valeurs, de la centralité de la raison – et sa conséquence politique: toute communauté politique n’est fondée que sur l’invisible trame d’une communauté langagière, elle-même enracinée dans cette communauté de raison qui caractérise les hommes (Habermas); de l’autre, le choix de recentrer le kantisme des dernières années autour d’une pensée de l’histoire faisant la part belle à la virtualité toujours présente de la révolution, c’est-à-dire incluant en elle-même sa propre discontinuité, et assignant à l’éthique la responsabilité d’expérimenter cette “différence possible”, ce franchissement de limites pourtant assignées à notre action par notre propre présent. Le dialogue n’en est donc pas un, et le malentendu est total. Les deux lectures sont absolument divergentes[19].

Or les conséquences politiques de cette friction philosophique sont immédiates. Comme le note assez clairement Rainer Rochlitz, le traducteur français de Habermas, dans une intervention faitelors du premier grand colloque international consacré à Foucault après sa mort, en janvier 1988, le danger de l’historicisation à outrance, c’est que la position de l’enquêteur lui-même s’en trouve relativisée, c’est-à-dire aussi la possibilité d’un discours sur l’histoire qui semble pourtant devoir être le lieu de l’éthique: “(…) dans quelle mesure l’histoire, même philosophiquement articulée, permet-elle de prendre du recul ? En se faisant historien du temps présent, Foucault jette un regard d’ethnologue sur notre vie actuelle; il détruit nos évidences, nous amène à nous interroger sur nos certitudes. Il remplit ainsi un authentique rôle d’intellectuel et le revendique. En même temps, cependant, il semble que la vigilance de Foucault s’arrête devant les conditions de possibilité de ses propres questions. (…) L’historien raconte, à partir d’un point d’arrivée qu’il ne choisit pas, le début et la fin d’une histoire qui présente à ses yeux une certaine unité significative; mais l’histoire ne lui livre pas, à elle seule, les instruments conceptuels lui permettant de la déchiffrer”[20]. Or sans ce déchiffrement, point de compréhension possible; et sans compréhension, point d’action qui soit éthiquement fondée et politiquement juste.

Le vice de forme fondamental que Rochlitz identifie au cœur de l’entreprise foucaldienne est donc le suivant: “Selon l’une des définitions qu’il donne de l’ensemble de son travail, Foucault s’interroge sur l’“histoire de la vérité” – sur les “jeux de vérité”[21] descriptibles par l’historien; mais il ne s’interroge guère sur la vérité de l’histoire qu’il écrit; tout au plus concède-t-il que la tâche de “dire-vrai” est infinie. (…) Étroitement dépendante de l’actualité, sa théorie critique ne veut ni ne peut expliciter les critères au nom desquels elle s’en prend à certaines formes historiques du pouvoir, du savoir ou de la subjectivité. Il ne le veut pas, craignant d’édifier un nouveau système de légitimation; et il ne le peut pas, dans la mesure où il n’a pas de distance vis-à-vis de l’acte subversif de son questionnement”.

On le voit, la critique, violente, est double: Foucault transforme l’histoire de la vérité en une histoire des différents jeux de vérité, ce qui l’amène à perdre tout repère; et il n’explicite jamais la vérité qui pourrait permettre à son travail d’être réellement une théorie critique – ce qui prive son analyse de toute puissance réellement politique: celle-ci devient incapable de juger et se réduit simplement à une puissance négative de délégitimation de l’existant sans aucune force de proposition ni d’action, elle se réduit à une simple “réactivité” irraisonnée et affective[22].

En somme: pas d’histoire de la vérité possible sans reconnaissance de ce que c’est que la vérité, ou sans fixation de la norme de vérité à partir de laquelle on s’autorise à parler. Rochlitz répond donc ici de manière très dure à la question que Foucault, dès le premier cours au Collège de France, se posait à lui-même. Mais la réponse est précisément ce contre quoi Foucault inscrit son propre travail, parce que tout est produit par l’histoire, et que nulle “distance” (le terme est celui de Rochlitz), nulle analytique de la vérité ne sauraient fonder en amont – ou pour ainsi dire à l’aplomb – de l’histoire elle-même une posture critique.

On le voit, donc, si le nietzschéisme de Foucault demande à être complété, ou ressaisi aussi par le biais de ce que Foucault doit à une certaine historiographie qui lui est contemporaine, et qui émerge de manière évidente exactement au même moment, entre 1967 et le début des années 1970, et si le problème méthodologique du relativisme historique est en réalité assez facilement évacué, c’est, du côté de la philosophie, la question du jugement moral qui semble bien davantage vouloir se dresser contre le nietzschéisme de Foucault. Et la réponse à cette question du jugement moral, c’est chez Foucault, me semble-t-il, l’émergence de l’enquête éthique – éthique et non pas morale -, en ce qu’elle engage à son tour des jeux et des rapports, des modes et configurations, des techniques et des périmètres qui sont, dans tous les cas, solidaires d’un moment: non pas dans le cadre du système de la pensée mais d’un système de pensée.

Parce qu’il faut sans doute se souvenir de l’aphorisme de Nietzsche, au paragraphe 432 d’Aurore, dont Foucault cite le début dans la conférence de Mc Gill de 1971 que j’ai déjà mentionnée – cette conférence insérée par Daniel Defert dans l’édition du cours de 1970-1971 à la place d’un cours manquant, et qui pose le problème d’une histoire de la vérité sans connaissance de ce que c’est que la vérité, c’est-à-dire sans un invariant de la vérité. – et on en revient d’une certaine manière au cours de 70-71). Foucault en cite le début. Mais voici la fin du paragraphe – et c’est, me semble-t-il, une jolie conclusion à ce petit parcours que je vous ai, sans doute maladroitement, proposé:

“Nous autres chercheurs, comme tous les conquérants, tous les explorateurs, tous les navigateurs, tous les aventuriers, nous sommes d’une moralité audacieuse et il nous faut trouver bon que l’on nous fasse passer, somme toute, pour méchants”.

L’homme éthique est le “méchant” de l’homme moral, le nietzschéen est le “méchant” de l’aristotélicien, et peut-être Foucault historien-philosophe, ou philosophe-historien est-il le “méchant” de tous les philosophes de l’histoire et de certains historiens de la philosophie.


Notes

[1] Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1983, p. 4.

[2] Id., ibid., p. 4.

[3] Id., ibid., p. 4-5.

[4] Id., ibid., p. 4. C’est moi qui souligne.

[5] Id., ibid., p. 7-8 (note).

[6] Id., ibid., p. 7.

[7] M. de Certeau, “Les sciences humaines et la mort de l’homme”, in Etudes, 1967/3, p. 344- 360; republié sous le titre “Le noir soleil du langage: Michel Foucault”, in M. de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987. Nous citons dans la pagination originale de l’article.

[8] Id., ibid., p. 345-346.

[9] Id., ibid., p. 360. C’est moi qui souligne.

[10] P. Veyne, “Foucault révolutionne l’histoire”, in Comment on écrit l’histoire: essai d’épistémologie, édition augmentée, Paris, Seuil, 1978; réed. coll. “Points-histoire”, 1979.

[11] Id., ibid., p. 421.

[12] Id., ibid., p. 421.

[13] P. Veyne, “Foucault révolutionne l’histoire”, op. cit., p. 412.

[14] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Hautes Etudes-Gallimard-Seuil, 2004.

[15] “Je voudrais essayer de déterminer la manière dont on a établi le domaine de la pratique du gouvernement, ses différents objets, ses règles générales, ses objectifs d’ensemble afin de gouverner de la meilleure manière possible. En somme, c’est, si vous voulez, l’étude de la rationalisation de la pratique gouvernementale dans l’exercice de la souveraineté politique” (Id., ibid., p. 4).

[16] Id., ibid., p. 4. C’est moi qui souligne.

[17] M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 4-5. C’est moi qui souligne. Dans ce même passage, Foucault prend pour exemple son travail sur la folie: “C’était la même question que je posais, lorsque je disais, non pas: la folie existe-t-elle ? Je vais examiner si l’histoire me donne, me renvoie quelque chose comme la folie. Non, elle ne me renvoie pas quelque chose comme la folie, donc la folie n’existe pas. Ce n’était pas ça, le raisonnement, ce n’était pas ça, la méthode de fait. La méthode consistait à dire: supposons que la folie n’existe pas. Dès lors, quelle est donc l’histoire que l’on peut faire de ces différents événements, de ces différentes pratiques qui, apparemment, s’ordonnent à ce quelque chose supposé qui est la folie ?” (ibid., p. 5). Le texte est construit sur la même structure argumentative que celle mise en œuvre par Paul Veyne dans “Foucault révolutionne l’histoire”: “Dire que la folie n’existe pas, ce n’est pas affirmer que les fous sont victimes d’un préjugé ni d’ailleurs le nier: le sens de la proposition est différent; elle n’affirme et ne nie pas davantage qu’il faudrait ne pas exclure les fous, ou que la folie existe parce qu’elle est fabriquée par la société, ou qu’elle est modifiée en sa positivité par l’attitude des différentes sociétés envers elle, ou que les différentes sociétés ont conceptualisé très diversement la folie; la proposition ne nie pas non plus que la folie ait une matière behaviouriste et peut-être corporelle. Mais, quand la folie aurait cette matière, elle ne serait pas encore folie. La négation de la folie ne se situe pas au niveau des attitudes devant l’objet, mais à celui de son objectivation: elle ne veut pas dire qu’il n’est de fou que celui que l’on juge tel, mais qu’à un niveau qui n’est pas celui de la conscience, une certaine pratique est nécessaire pour qu’il y ait seulement un objet, “le fou”, à juger en âme et conscience, ou pour que la société puisse “rendre fou”. Nier l’objectivité de la folie est une question de recul historique et non d’”ouverture à autrui”; modifier la façon de traiter et de penser les fous est une chose; la disparition de l’objectivation “le fou” est une autre affaire (…)” (P. Veyne, “Foucault révolutionne l’histoire”, op. cit., p. 412-413, c’est moi qui souligne).

[18] C’est par exemple le cas d’un certain nombre d’attaques violentes formulées contre Foucault en Italie, par exemple de la part du philosophe M. Cacciari et de l’historien de la littérature A. Asor Rosa (les “correspondances journalistiques” iraniennes de Foucault avaient été en particulier publiées dans le grand quotidien milanais Il Corriere della sera).

[19] Sur ce point, voir H. Dreyfus et P. Rabinow, “Foucault et Habermas: qu’est-ce que l’âge d’homme ?”, op. cit.

[20] R. Rochlitz, “Esthétique de l’existence. Morale postconventionnelle et théorie du pouvoir chez Michel Foucault”, repris dans Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, 1989, coll. “Des travaux”, p. 288-289.

[21] Id., ibid., p. 289-290.

[22] Dans le texte de Rochlitz, cette perte de repères aboutit du même coup à une sorte de “suivisme” des modes philosophiques et politiques du moment: “Foucault s’appuie sur un consensus latent des intellectuels engagés; il s’adresse à un sentiment général” (p. 290); et les conséquences évoquées sont à la fois philosophiques et politiques: “D ‘où le risque de participer à des “sensibilités” intellectuelles momentanées ou à des réactions instinctives (la nouvelle philosophie, les événements d’Iran)” (p. 290). Ce qui est flagrant, c’est l’attribution à Foucault d’un espace de pensée fondamentalement caractérisé par son étrangeté par rapport à l’analyse rationnelle: “consensus”, “sentiment”, “sensibilités”, “réactions instinctives”. Plus loin, Rochlitz nie à Foucault tout contexte de discussion réelle (c’est-à-dire pour lui: rationnelle, étayée philosophiquement et politiquement par un socle partagé): celui-ci se réduit à “quelques noms d’amis, presque des conjurés” qui viennent très partiellement interrompre cette “solitude questionnante” (p. 291). En somme: point de communauté possible à partir de la pensée foucaldienne – question qui est bien entendu au cœur du débat Habermas/Foucault.