« L’art de la lecture n’est pas une méthode conceptuelle qui opère de véritables coups de mains violents sur les textes en leur prenant ou reprenant ce qu’ils ont d’imprenables. Il implique l’invention d’un chemin singulier pour faire revenir encore une fois en la réaffirmant et en consonnant avec elle, une certaine possibilité de vie et de pensée, irréductible. »
Sarah Kofman, Séductions, p. 129.
Je tiens à dire, pour commencer, que prendre la parole à propos de Sarah Kofman lectrice de Nietzsche me semble un projet complexe et, peut-être, un projet périlleux. Complexe parce que l’itinéraire intellectuel de Sarah Kofman, comme sa philosophie, sont organiquement liés à l’interprétation de l’œuvre de Nietzsche, voire symbiotiquement unis à Nietzsche, comme Kofman le dit elle-même, après en avoir fait la démonstration subliminale dans ses Explosions[1]. Périlleux, également, parce que dans cette œuvre Nietzsche est partout. Il est, certes, l’objet de nombreux livres. Mais la pensée nietzschéenne (et sa manière de lire) sont, avec Freud, qui lui tiennent lieu de troisième et de quatrième oreilles[2], la toile de fond sur laquelle Sarah Kofman lit et partant écrit de la philosophie.
Ainsi, il me semble que parler de Kofman lectrice de Nietzsche, exige de trouver une manière d’examiner son écriture de la philosophie, entre les lignes de laquelle Freud se trouve également à tout instant.
J’essayerai donc, au cours de cette prise de parole, de garder à l’esprit, le statut délicat que Sarah Kofman donnait à ses Explosions en 1993 (un statut qui vaut, à mon sens, pour tout ce qu’elle écrit concernant Nietzsche) : il lui aura fallu, dit-elle, pour écrire, être un « enfant » de Nietzsche, autant d’ailleurs que la « mère » de Nietzsche, celle qui fait enfin renaître « son » texte en français, son amante également (à moins que ce ne soit son amant), dans un rapport érotique d’échange et de fécondation réciproque, ainsi que dans une distance salutaire pour une lecture digne de ce nom, c’est-à-dire une distance ou un jeu de déplacements nécessaire à l’écriture.
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Puisque Nietzsche est partout, il fallait faire un choix, trouver une porte d’entrée afin d’articuler ce discours. J’ai choisi mon titre, Figures de la séduction, en référence à un passage qui pourrait paraître humoristique, voire parfaitement anecdotique, de l’Avant-propos de Nietzsche et la scène philosophique ; humoristique ou anecdotique, tant que l’on ne voit pas qu’il entre en résonnance avec un grand nombre de textes cruciaux de l’œuvre de Sarah Kofman, et qu’il permet, alors, d’essayer d’esquisser quelques aspects de la place que Nietzsche y occupe, ainsi que de l’interprétation que Kofman propose de ce « philosophe ».
Permettez-moi, avant d’en arriver à ce passage, d’entreprendre la lecture des pages qui le précèdent afin d’en déterminer les enjeux.
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En 1979, Sarah Kofman mime l’irritation et s’exclame dans l’avant-propos de son Nietzsche et la scène philosophique : « Encore un livre sur Nietzsche [3] ! » Elle décrit alors la cause de la migraine ou de la lassitude qui pourraient accueillir l’ouvrage qu’elle introduit, en disant :
« Depuis le Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze[4] qui rendait à Nietzsche son droit de cité en philosophie (Nietzsche est ce philosophe qui réalise jusqu’au bout le projet critique de Kant, sa philosophie des valeurs est “la vraie réalisation de la critique”), les ouvrages sur Nietzsche n’ont cessé de se multiplier. Toute la philosophie moderne se réclame de Nietzsche, toute notre culture “vit” de Nietzsche. Nietzsche bien malgré lui est devenu “populaire”, a été vulgarisé par les mass média, porté à l’écran… Pourquoi donc aujourd’hui, où le silence qui planait sur Nietzsche a fait place à un trop bruyant tumulte, pourquoi encore ce nouveau livre [5] ? »
Cette description du contexte où elle anticipe l’accueil distancié que pourrait recevoir son livre lui permet, en réalité, d’engager une polémique.
« Tout le monde “parle” de Nietzsche un peu comme on parle d’un auteur à la mode sans avoir lu ses textes. Ce que l’on appelle vraiment “lire”. Il m’a donc semblé bon d’entreprendre une lecture précise de quelques textes, de les lire entre les lignes, comme Nietzsche le faisait lui-même, en philologue probe et rigoureux[6]. »
Même si tout le monde en parle, personne ne lit Nietzsche comme il le faudrait, c’est-à-dire comme lui-même lit, de manière probe et rigoureuse, entre les lignes. Tout le monde donc, sauf – à ce degré l’affirmation ne me semble même plus implicite – l’auteure elle-même qui tâchera d’entreprendre cette lecture dans l’ouvrage que cet avant-propos introduit. Ce qui me semble intéressant dans ce passage, c’est justement qu’il ne s’agit pas ici d’une forme d’autoglorification (à laquelle on préfère souvent la fausse modestie).
Affirmer que personne ne lit Nietzsche rigoureusement, permet plutôt à Sarah Kofman de tenir déjà un propos sur Nietzsche, dont le texte lui-même porte, peut-être, les germes de cette impossibilité de lire, ainsi que sur la philosophie elle-même, à moins que ce ne soit sur les philosophes.
« Mon projet est polémique : si Nietzsche n’est plus vraiment occulté, il persiste une résistance tenace, voire une hostilité contre lui “philosophe” qui ne ressemble à aucun autre, “inclassable”, atopique. Il continue d’irriter tous ceux qui aiment les catégories tranchées, qui voudraient pouvoir le ranger à une place déterminée dans une case de l’histoire de la philosophie conçue comme un développement linéaire, rationnel et nécessaire. Un certain nombre d’universitaires estiment encore que Nietzsche n’est pas un auteur “sérieux”, et le censurent de leurs programmes qui affichent solennellement les auteurs “canoniques”, les “intouchables”, les seuls “grands philosophes” : Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel. Par exemple[7]. »
Une première lecture de ce passage pourrait nous conduire à n’y voir que la dénonciation d’une sorte de conservatisme institutionnel. Il y a pourtant plus ici que cette dénonciation qui se limiterait à la critique de postures ou de personnes.
Il me semble que ce qui nous autorise à discerner un discours plus fort et une polémique plus profonde dans ce passage, c’est une sorte de paradoxe que Kofman formule en soulignant : d’un côté, que Nietzsche n’est plus vraiment occulté (alors même que tout le monde en parle) et, de l’autre côté, la persistance d’une « résistance tenace, voire [d’]une hostilité » à l’égard de son œuvre. On pourrait, en effet, retrouver dans ce paradoxe, ou à tout le moins cette tension, une figure apotropaïque, laquelle traverse toute l’œuvre de Sarah Kofman.
La publicité dont bénéficie l’œuvre de Nietzsche au moment où Sarah Kofman écrit ces lignes, ne serait pas la cause de l’irritation ressentie devant un livre de plus sur Nietzsche. Ou plutôt, il faudrait comprendre que comme l’image de la méduse que l’on brandit sur un bouclier, cette publicité est l’occasion de conjurer le rôle que cette œuvre pourrait avoir au cœur de la philosophie, si nous commencions à la lire enfin.
Nietzsche n’a pas encore été lu, et quand bien même parlerait-on beaucoup de lui, ce ne serait encore que pour le réapproprier à une philosophie canonique à laquelle Kofman estime qu’il est inappropriable.
Si Nietzsche irrite la sensibilité des philosophes, ce n’est pas seulement parce qu’il est « inclassable », parce qu’il ne correspondrait pas aux canons de l’écriture philosophique, parce que ses catégories ne seraient pas bien tranchées, mais parce qu’il est proprement atopique. Et si, comme l’écrit Kofman dans Aberrations[8], « ce que la tradition appelle détail marginal, rebut, nous le savons, est souvent plus décisif que l’”essentiel”[9] », les guillemets dont elle affuble le mot inclassable, le distingue du qualificatif atopique qui est, dans son œuvre absolument déterminant, et doit être mis en relation, ici, avec ce que l’on nomme philosophie. Kofman poursuit donc :
« Peu sérieux, Nietzsche ! Quand par hasard, il est au programme, il séduit par trop les étudiants, il évince ses rivaux, il entraîne, m’a-t-on dit, “une concurrence déloyale”[10]. »
Même si étudiant il a pu m’arriver d’entendre des discours assez proches à propos de Nietzsche, j’ignore, bien entendu, si nous pouvons avoir foi en Sarah Kofman qui prétend rapporter un discours qu’elle aurait entendu à propos de lui, pour justifier son éviction des programmes. Et, d’une certaine manière, ce n’est pas le problème ! En effet si, à un premier niveau, Kofman ironise bel et bien sur la résistance ou l’hostilité que Nietzsche suscite, à un autre niveau, elle nous en dit beaucoup plus sur ce qui, selon elle, fonde une hostilité dont les causes appartiennent, effectivement, à l’œuvre de Nietzsche laquelle induit, alors, une résistance « consubstantielle à un certain exercice de la philosophie[11] », une résistance que cette œuvre même interrogerait si les philosophes consentaient à la lire : ce qui demeure impossible, tant que l’on ne déchiffre pas les raisons de l’hostilité que Nietzsche provoque.
Pourquoi Nietzsche n’est-il pas un auteur sérieux ? Parce qu’il séduit, parce qu’il évince ses rivaux, parce qu’il entraîne une concurrence déloyale… On voit bien que ce qui est en jeu, dans ce jugement, c’est toute une économie érotique et/ou sexuelle, qui constitue l’un des aspects de l’atopie de Nietzsche dont l’écriture, au premier chef, brouille les catégories philosophiques et les taxinomies de son histoire. Nietzsche, comme Socrate auquel Kofman souligne qu’il s’identifie lui-même, « échappe à toute catégorie convenue, résiste – c’est cela sa maîtrise – à toute maîtrise[12] ». C’est, écrit-elle encore dans Nietzsche et la métaphore, une « philosophie qui, mêlant dans son écriture tous les “genres”, biffe toutes les oppositions d’un grand éclat de rire[13] ».
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Pour approfondir cette question de la séduction, le rapprochement de Nietzsche et de Socrate (en qui Nietzsche, souligne Kofman bien des fois, reconnait son propre double[14]) est fructueux à plusieurs égards. D’abord, parce que, comme Kofman le démontre (que ce soit par exemple dans Comment s’en sortir ?[15], Socrate(s) ou Le respect des femmes[16]) : dénoncer la séduction est significatif de l’exclusion du féminin hors du champs de la philosophie puisque « la séduction est essentiellement féminine[17] » comme, selon Xénophon, Socrate l’aurait lui-même formulé. Ou mieux, comme l’analyse patiemment Kofman dans le respect des femmes, la séduction – et la pudeur qui l’accompagne – sont des instruments de domination dont useraient les femmes, selon Kant, lequel l’oppose au gouvernement des hommes qui, quant à eux, usent de l’entendement. De la sorte, la séduction qui opérerait avec le texte nietzschéen dirait déjà quelque chose de la manière dont Nietzsche brouille, déplace et renverse les oppositions métaphysiques qui fondent l’exercice philosophique et ce, jusque dans le style même voire, au premier chef, dans et par son écriture. On pourrait dire que, comme Socrate, Nietzsche :
« Exerce une séduction dangereuse, contre laquelle, si vous ne vous en défendez pas, il risque bien de vous arriver la même mésaventure qu’à Platon : d’un seul coup, comme dans une camera obscura, tels les prisonniers de la caverne, dont le même Platon croit si bien dénoncer les illusions, voir tout à l’envers. […] Et ce renversement généralisé, ne pensez pas que ce soit un effet passager des sortilèges opérés par ce magicien. Il a su pervertir la nature de Platon[18]… »
Pour le dire autrement, Sarah Kofman flaire dans la méfiance à l’égard de Nietzsche, et dans la disqualification qui parfois le frappe, le pressentiment d’une menace, laquelle est, selon elle, d’ailleurs, effective puisque la lecture de Nietzsche, selon Kofman, nous interdit à tout le moins d’ignorer, encore, ce qu’elle nomme en commentant Auguste Comte : les « vouloirs qui s’investissent dans le système[19] », à l’égard desquels « l’exercice d’une certaine philosophie » (qui n’est pas celle de Nietzsche, ni de Kofman) s’efforce tout entier de résister.
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De ce point de vue, avec Kofman, il me semble que l’on peut nouer cette question de la séduction au problème des styles de Nietzsche, et plus généralement de l’écriture de la philosophie, lequel est au cœur de celle de Sarah Kofman.
Il y aurait beaucoup à dire, sans doute, si l’on voulait rapprocher précisément la séduction imputée à Nietzsche de la question de la séduction en général dont, en lisant Kant, Kofman dit qu’elle est cette : « tendance à dominer et la tendance à plaire essentiellement en public […] en essayant de plaire une femme voudrait toujours l’emporter sur une éventuelle rivale[20] » et cet « art du gaspillage [de Nietzsche], art du grand style qui invite le philosophe à sortir de sa réserve[21] », un art du gaspillage et donc, de la parure, des atours, du supplément, celle d’une prose « bien singulière : exclamative, interrogative, emplie de métaphores, de termes en italique ou entre guillemets de telle sorte qu’elle se distingue à tout jamais de tout autre texte philosophique, qu’elle est insituable, atopique[22] », autrement dit, une énigme (signifiant dont on sait l’importance dans l’œuvre de Kofman).
Et s’il fallait faire ce rapprochement, c’est parce que tout le problème de la lecture est peut-être là, d’ailleurs : sortir de notre réserve, dépasser l’économie du respect, et entrer dans une autre forme de lecture.
Toute lecture, affirme Kofman dans Lectures de Derrida, « est réécriture, supplémentarité, sollicitation du texte lu. Ne lit pas celui qui se retient d’y mettre du sien, qui refuse de féconder, de cultiver le texte[23] » : a fortiori pour une œuvre, celle de Nietzsche, dont les textes, assurément, n’auront pas permis « la constitution d’un Livre, totalité finie et naturelle qui enfermerait un signifié immuable et définitif dans un volume clos : identité du signifié garantie par l’identité de l’auteur, par la mort, enfin acquise[24] ».
Je crois que cette attention à l’absence de clôture d’un Livre nietzschéen est fondamentale dans la lecture par Kofman de Nietzsche et qu’elle la marque à la fois comme une discipline de lecture, laquelle s’exprime aussi comme une inquiétude[25] quant à la place que Kofman elle-même occupe dans le jeu de sollicitation du texte, un jeu qui est aussi, chaque fois, une résistance à la maîtrise de Nietzsche, c’est-à-dire, également, à son pouvoir de séduction.
Elle formulait déjà ce problème de la lecture et de l’écriture en 1972 dans les premières lignes de Nietzsche et la métaphore, afin de qualifier les difficultés de son entreprise, en nous fournissant alors, peut-être, les raisons pour lesquelles il est finalement, selon elle, souvent inéluctable de ne pas lire Nietzsche de manière probe et rigoureuse :
« Difficulté d’écrire sur Nietzsche, accrue encore lorsqu’il s’agit d’écrire sur la métaphore. N’est-ce pas opérer une réduction du texte nietzschéen, hors catégorie, aux catégories philosophiques les plus traditionnelles que d’en parler conceptuellement ? N’est-ce pas un paradoxe d’user de concepts pour écrire sur un philosophe qui privilégie la métaphore ? Mais, pour être fidèle à Nietzsche, faut-il adopter un “style” métaphorique qui signifierait que philosophie et poésie ne sont pas antinomiques et que “l’exposition mathématique n’appartient pas à l’être de la philosophie” ? Ce serait là encore trahir Nietzsche pour qui la philosophie, si elle n’est pas science, n’est pas non plus poésie. Impossible à classer dans aucune des rubriques existantes, elle exige l’invention d’une écriture neuve, originale, irréductible à toute autre […][26]. »
Si, ici, Sarah Kofman nous parle de Nietzsche et des difficultés qu’il faut formuler pour espérer écrire sur Nietzsche tout en étant « fidèle » à lui (question de la fidélité qui traversera chacun de ses textes à propos de Nietzsche), ces mots de 1972 éclairent également le problème que Nietzsche poserait aux philosophes contemporains qui ne savent pas le lire.
Lire Nietzsche, c’est-à-dire, pour Sarah Kofman, « être fidèle à lui, ce n’est pas faire comme lui, écrire comme lui », une « tâche impossible[27] » poursuit-elle. Il faudrait alors apprendre à :
« Écrire conceptuellement tout en sachant que le concept n’a pas plus de valeur que la métaphore, qu’il est lui-même un condensé de métaphores, écrire en exposant son écriture à un déchiffrage généalogique, me semble être plus nietzschéen qu’écrire métaphoriquement en dénigrant le concept et en proposant la métaphore comme une norme[28]. »
On peut rapprocher cette séquence de l’ouverture du Nietzsche et la scène philosophique.
Beaucoup parlent de Nietzsche sans l’avoir lu. Mais lire Nietzsche c’est écrire sur Nietzsche, solliciter, féconder les textes parce que, l’écriture de Nietzsche – comme la parole socratique qui, « plus que toute autre », est écriture, « ne saurait avoir livré de façon simple et immédiate[29] » sa pensée puisque « tout style réitère une écriture première, celle des “instincts”[30]. »
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C’est peut-être là la chausse-trappe que les philosophes nomment séduction. Pour le comprendre, on pourrait comparer, à partir de Kofman, Nietzsche à un autre philosophe, qui, quant à lui, « pour des raisons qui ne sont peut-être pas “purement” philosophiques[31] », fait l’économie de la séduction. Il s’agit d’un philosophe qui, dit-elle, « écrit mal, très mal » et qui le sait[32] : Auguste Comte.
« Comme tous les philosophes […], il méprise la “forme”[33]. »
« Il estime dangereuse la prépondérance accordée par les “littérateurs” à l’expression qui les conduit à tout subordonner au talent du bien-dire, à la rhétorique[34]. »
Et pourtant, dans une lettre à son ami Valat du 8 septembre 1824, une lettre citée par Kofman dans Aberrations, Auguste Comte regrette de manquer de temps pour accorder par l’expression une « prime de plaisir » au lecteur, et exprime alors un point de vue plus significatif pour Kofman qui dit : « il déclare ne pas se préoccuper du style car ce n’est pas là l’affaire de la volonté ; ” le style c’est l’homme même” et il est aussi vain de vouloir changer l’un que l’autre, l’un sans l’autre[35]. »
Pourquoi est-il intéressant de rapprocher la lecture que Kofman consacrent à Nietzsche et le livre qu’elle écrit sur Comte ?
Outre cette affirmation, que Kofman repère chez Comte, « le style c’est l’homme même », il me semble qu’il y aurait trois raisons au moins d’opérer ce rapprochement, trois raisons qui s’emboitent comme des Matriochka, des poupées russes.
À un premier niveau, on pourrait faire jouer un certain mépris de la « forme » au profit d’un esprit de sérieux qui condamnerait la frivolité du style. Nous déroulerions ainsi une réflexion sur la misogynie des philosophes et de la philosophie. Mais on sait, depuis l’article que l’auteure écrit pour la première fois en 1973, et publie à nouveau en 1979 dans Nietzsche et la scène philosophique : « Baubô. Perversion théologique et fétichisme[36] », la réticence de Sarah Kofman à l’égard d’une telle lecture du phénomène. À un deuxième niveau, on peut voir dans cette résistance au style, l’expression d’un trouble dans le genre, une inquiétude suscitée par la frivolité de la forme, laquelle serait classiquement associée à la féminité. À un troisième niveau, celui de Kofman, on y voit un mécanisme dynamique, cette fonction apotropaïque de l’écriture philosophique dont précisément, Kofman, inlassablement, démontre la manière dont Nietzsche la déstabilise et terrifie alors les philosophes autant qu’il séduit les étudiants :
En écrivant si mal, se demande Kofman :
« Comte ne chercherait-il pas à faire fuir ? En exhibant, telle une Méduse, un mauvais style, ne chercherait-il pas à défendre l’accès à son système comme s’il s’y dissimulait un secret plus ou moins honteux ? et si le style lui sert d’apotropaïon, en l’exhibant, n’exhibe-t-il pas une tout autre défense[37] ? »
Et un tout petit peu plus loin :
« Mon hypothèse : la “mauvaise expression” est le prix qu’il doit payer pour avoir voulu concevoir. Avoir voulu jouir d’une jouissance interdite, comme une femme[38]. »
On pourrait insister sur la récurrence avec laquelle Kofman (en particulier dans Explosion) souligne le rapport « maternel » que Nietzsche entretenait avec ses livres, lequel en fait en quelque sorte l’antitype d’Auguste Comte et, surtout, l’initiateur d’une autre philosophie que Kofman déploie, fidèle à l’atopie nietzschéenne, un déploiement polémique (du point de vue de sa lecture de Nietzsche) à l’égard de ses contemporains : de Heidegger d’abord et de son travail de réappropriation de Nietzsche qui était encore une manière de ne pas le lire, mais de Deleuze, également, qui, pour avoir donné droit de cité à Nietzsche, le fit également au profit d’une réappropriation qui ne lui rendait pas justice – nous avons bien des indices de cette critique, notamment dans l’article Nietzsche et l’obscurité d’Héraclite, recueilli dans le volume intitulé Séductions[39].
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Mais je voudrais plutôt, pour conclure, faire entendre quelques mots de Sarah Kofman sur la lecture de Nietzsche. Dans le deuxième volume d’Explosion, au chapitre V intitulé « Le psychologue de l’éternel féminin », elle écrit :
« À supposer que puisse exister un jour pour Nietzsche le lecteur idéal qu’il a décrit précédemment, en affinité avec la hauteur de son point de vue et celle de son “style”, il devra lire ses écrits comme lui-même lit les textes : en philologue probe et vérace sachant lire entre les lignes, regardant, tel Janus, par devant et par derrière soi, avec des arrière-pensées, avec des doigts et des yeux subtils, minutieux et prenant en bon orfèvre tout son temps : le bon lecteur, comme le bon philologue, saura avant tout lire lento […]. La lenteur de la lecture qu’enseigne la philologie est le pendant de la lenteur d’une écriture qui ne peut faire l’économie du déchiffrage de ces hiéroglyphes que constitue le long passé de la morale humaine ni de tout le sérieux du travail sur le gris des documents dont le “gai savoir” est seulement la récompense. “Finalement on écrit aussi lentement” parce que l’écriture est une lecture qui, par-delà les couches de vernis superficielles et les travestissements, en tous genres, des morales, des religions, de “la” culture en général, vise à décrypter le texte original, homo natura[40]. »
Je pense que Sarah Kofman aura trouvé chez Nietzsche non seulement une perspective sinon les instruments d’une critique ou d’un déchiffrage de la philosophie, laquelle aura été, également, au sens le plus fécond, une manière hétérodoxe de faire de la philosophie et de commencer à en écrire une autre histoire, une manière qui, d’ailleurs, ne me semble pas avoir été forcément entendue. Force est de constater que cette patience de la lecture, soucieuse de l’atopie, aura été l’une des caractéristiques de son œuvre et pas le moindre de ses enseignements, ni le moins critique d’ailleurs.
[1] S. Kofman, Explosion II. Les enfants de Nietzsche, Paris, Galilée, 1993, p. 371 : « Mais aura-t-on bien compris Nietzsche ? Tout au long de ce travail, on l’aura, en tout cas, aimé : on se sera avec lui symbiotiquement uni au point d’être avec lui confondu, on aura été fécondé sans cesse par lui en tentant aussi, quelque peu, à notre tour de le féconder. Aurais-je pu écrire sur Nietzsche et sur ses enfants avec justesse, en leur rendant justice, sans devenir moi-même un enfant de Nietzsche ? Un enfant qui, après tant d’heures passées durant sa “vie” auprès de sa “mère”, se trouve contraint, en fin de compte, à couper le cordon ombilical pour devenir ce qu’il est. Et à faire peut-être lui aussi son “autobiographie”. »
[2] Ibid., p. 371-372 : « Il y [dans son “autobiographie”] apparaîtrait que, pour moi, auront joué les rôles de “Wagner” et de “Schopenhauer”, Freud et Nietzsche, ces deux “génies” rivaux que j’ai toujours eu besoin de tenir ensemble pour qu’aucun d’eux ne l’emportât définitivement sur l’autre ni sur “moi” : jouant sans cesse en “moi” de l’un et de l’autre, et de l’un contre l’autre, je les empêche tous deux d’avoir la maîtrise (lisant Freud, je le lis avec la troisième oreille nietzschéenne, lisant Nietzsche, je l’entends de ma quatrième oreille freudienne). »
[3] S. Kofman, Nietzsche et la scène philosophique, Paris, UGE, 1979 (1ère éd.). Paris, Galilée, 1986, p. 9.
[4] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.
[5] S. Kofman, Nietzsche et la scène philosophique, op. cit., p. 9.
[6] Ibid.
[7] Ibid. (l’auteure souligne).
[8] S. Kofman, Aberrations. Le devenir-femme d’Auguste Comte, Paris, Aubier Flammarion, 1978.
[9] Ibid., p. 15.
[10] S. Kofman, Nietzsche et la scène philosophique, op. cit., p. 10.
[11] S. Kofman, Aberrations, op. cit., p. 12.
[12] S. Kofman, Socrate(s), Paris, Galilée, 1989, p. 20.
[13] S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972 (1ère ed.). Éditions Galilée, 1983, p. 13.
[14] Cf. trois occurrences parmi tant d’autres : Socrate(s), dont la première section du chapitre consacré à Nietzsche est intitulée « la fascination par le double », p. 18 : « Nietzsche, depuis La Philosophie à l’époque tragique des Grecs jusqu’au Crépuscule des idoles, d’un texte à l’autre et parfois dans les mêmes textes, forge plusieurs figures plus ou moins contradictoires de Socrate afin de résoudre l’extraordinaire énigme qu’il représente et qui le laisse dans un embarras non moins extraordinaire, à chaque fois qu’il y revient ; et il y revient sans cesse, partagé entre les sentiments les plus contradictoires à son égard, hanté par lui comme par un véritable double […] », p. 20, 292.
[15] S. Kofman, Comment s’en sortir ?, Paris, Galilée, 1983.
[16] S. Kofman, Le respect des femmes, Paris, Galilée, 1982.
[17] S. Kofman, Socrate(s), op. cit., p. 19-20 : « Comment ce grand éroticien si laid a-t-il pu séduire ? Car il les a tous séduits, malgré et peut-être par sa profession d’ignorance. Platon le souligne dans Le Banquet : plus Socrate clame son ignorance, plus les Athéniens lui confèrent savoir et maîtrise, plus il les réduit à une position d’amants, d’esclaves à jamais enchaînés à ses côtés. Et si la séduction est essentiellement féminine – c’est Socrate, à en croire Xénophon, qui l’affirme –, qu’en est-il, autre énigme, du sexe de ce grand maître ès séduction ? »
[18] Ibid., p. 291-292.
[19] S. Kofman, Aberrations, op. cit., p. 15.
[20] S. Kofman, Le respect des femmes, op. cit., p. 30.
[21] S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, op. cit., p. 11.
[22] S. Kofman, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 13.
[23] S. Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Galilée, 1984, p. 61.
[24] Ibid., p. 15.
[25] Entre autres, S. Kofman, Explosion II, op. cit., p. 371.
[26] S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, op. cit., p. 9. Cf. également, p. 30 et suiv. la section 3 : « Réhabilitation de la métaphore ».
[27] Ibid., p. 10. Il faudrait en dire beaucoup plus sur l’impossible chez Kofman en relisant cette question au regard de son ouvrage Un Métier impossible. Lecture de « Constructions en analyse », Paris, Galilée, 1983.
[28] S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, op. cit., p. 11.
[29] S. Kofman, Socrate(s), op. cit., p. 16.
[30] S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, op. cit., p. 10.
[31] S. Kofman, Aberrations, op. cit., p. 13.
[32] Ibid., p. 11.
[33] Ibid., p. 12.
[34] Ibid.
[35] Ibid., p. 14.
[36] S. Kofman, Nietzsche et la scène philosophique, op. cit., chapitre VIII, p. 225-259.
[37] S. Kofman, Aberrations, op. cit., p. 14-15.
[38] Ibid., p. 15.
[39] S. Kofman, Séductions. De Sartre à Héraclite, Paris, Galilée, 1990, p. 89-137.
[40] S. Kofman, Explosion II, op. cit., p. 49-50.