Dans mon intervention j’aimerais d’abord analyser comment Sarah Kofman traite la question des femmes en tant qu’impasse pour la philosophie. Ensuite je me focaliserai sur le rapport entre femmes et vérité, en m’appuyant notamment sur un essai qui se trouve dans Nietzsche et la scène philosophique dont le titre est Baubo. Perversion théologique et fétichisme, ainsi que sur les deux volumes d’Explosion. Enfin, je terminerai en touchant certains éléments de spécificité du rapport de Kofman à la philosophie et à l’écriture.
1. La philosophie comme aporie
D’abord permettez-moi d’expliquer un peu mon titre. En soulignant qu’en lisant Platon à contre-courant par l’intermédiaire de Nietzsche et Heidegger, Sarah Kofman y déchiffre ce qu’on pourrait définir comme le geste philosophique par excellence, à savoir celui qui déniche des apories et qui, en même temps, cherche à les lever. Certes, la tentation théorique de maîtriser ces difficultés est grande, et cette tentation nous la voyons à l’œuvre dans toutes les formes qu’a pris la philosophie en Occident : le logos, le savoir, la théorie. On pense, par exemple à Socrate et à comment il provoque des apories chez ses interlocuteurs : impasses, pièges, embarras, puits, péril… et en même temps, tant il est vrai que l’aporie recèle en elle quelque poros il, Socrate, invente d’une manière ou d’une autre quelques stratagèmes pour « s’en sortir ». Comment s’en sortir, on le sait, c’est aussi le titre du livre de Kofman consacré à l’aporie, où elle soutient, en s’appuyant justement sur Platon, qu’il y a dans la philosophie un art du bricolage, un métissage dans lequel poros et pénia, loin de s’exposer, se conjuguent l’un avec l’autre.
Certes, on pourra toujours distinguer des apories « liantes » ou « bloquantes » comme celles des sophistes qui piègent leur interlocuteur et les apories qui par contre sont « déliantes » ou « mobilisantes », celles des philosophes qui chercher à frayer un passage à leur interlocuteur, c’est-à-dire à la vérité. D’après Kofman toute aporie est alors une un piège immanent au discours, toute vie est aporétique et constitue d’impasses (la même impasse, par exemple, j’y reviendrai plus loin que Kofman retrouve là où se croisent la rue Ordoner et la rue Labat qui, comme vous le savez sans doute, figurent dans le titre de son dernier récit. Ces deux rues dessinent un dédale d’où ne surgit plus aucune issue, c’est pour Kofman la fin de la philosophie et même de sa vie).
La philosophie ne consiste donc pas à contourner ou maîtriser les apories, mais bien plutôt à les repérer, à les expliciter, voire y séjourner pour, inventer des stratagèmes au sein même de l’aporie, fabriquer donc des tours et des détours pour faire apparaître une issue. Pour Sarah Kofman telle est la tâche de la philosophie. C’est dans ce cadre qui délimite les rapports entre philosophie et aporie que je crois il n’est pas aujourd’hui sans intérêt d’aborder comment la question des femmes chez Kofman se pose, entre autres choses, comme une vraie et propre impasse pour les philosophes.
2. La question des femmes
Dans le numéro 46 des Cahiers du Grif, Provenances de la pensée. Femmes/philosophie, on trouve un entretien avec Sarah Kofman réalisé par Joke Hermsen et qui s’intitule significativement La question des femmes : une impasse pour les philosophes. Ce qui est en question dans ces échanges est la manière dont Kofman montre comment la pensée philosophique s’est, ainsi souvent et ainsi longtemps, développée soit en plaçant les femmes hors jeu, soit en se limitant à apporter au moins sa caution et ses ressources théoriques au dispositif même de leur mise hors jeu. Cela ouvre sur une étrange ambivalence, nous pouvons dire, celle du sujet universel qui pense en affirmant la transcendance de la pensée par rapport à sa propre singularité et, ce qui nous intéresse aujourd’hui davantage, par rapport à sa particularité sexuée. Ainsi, cet écart entre l’élaboration philosophique et le statut sexué du sujet renvoie à la question « qu’est-ce qu’on appelle penser ? » ou plus précisément « qui pense quand je pense ? ».
La première remarque qu’on peut faire est que la question de la sexuation se présente toujours dans les textes philosophiques comme question des femmes, portant sur les femmes. Cette identification du sexe aux femmes affecte le statut du sujet pensant et philosophant dont Kofman éclaire et dénonce la position masculine. Si donc pour Kofman le sujet philosophant se définit implicitement comme un sujet masculin exempté de sa partialité d’être sexué, on ne s’étonnera pas de la position occupée par les femmes dans le dispositif de pensée qui en découle.
Cependant, poser la question des femmes par rapport à la philosophie ne signifie pas se focaliser sur l’élaboration d’une thèse autour de la spécificité de la pratique philosophique qui pourrait être commune à toutes les femmes philosophes. Il ne s’agit non plus de couvrir la question de la différence des sexes tout au long de l’histoire de la philosophie, mais plutôt de retracer la présence des femmes dans l’espace philosophique dont elles ont été si longtemps absentes ou exclues.
Dans la lecture des grands textes de la philosophie, tout d’abord nous pouvons souligner comment les systèmes philosophiques ne sont pas indépendantes de la position sexuée de leurs auteurs, pour la plupart masculins. A ce propos, Sarah Kofman remarque précisément que chaque fois qu’un philosophe introduit la question des femmes, c’est toujours avec une certaine gêne ou une quelque réticence.
Néanmoins le thème de la femme en tant que telle n’est pas, à vrai dire, un sujet qu’elle ait abordé directement : c’est plutôt une trace qu’elle a suivi dans les systèmes philosophiques pour y détecter en quelque sorte leur tache aveugle, souvent le point le plus faible du système et qui, du même coup, éclaire aussi les véritables enjeux de ce système.
Sa méthode de lecture est redevable de Freud et de Nietzsche. A l’égard de Nietzsche, Kofman souligne en particulier la conscience aigue sur le fait que le discours que les hommes développent sur les femmes dépendent en grande partie de l’image de la mère qu’ils portent en eux. Dans son cas, cette image est certes chargée d’ambivalence. C’est bien pourquoi il y a dans ses textes des affirmations multiples et parfois contradictoires sur les femmes, comme le montre, juste à titre d’exemple, la citation tirée de Ecce Homo qui ouvre, en guise d’exergue, l’essai kofmanien Baubo. Perversion théologique et fétichisme que nous trouvons dans Nietzsche et la scène philosophique où Nietzsche y affirme : « en tant que mon père je suis déjà mort, en tant que ma mère je vis encore et je deviens vieille ».
Dans cet essai Kofman analyse justement la manière dont la femme, une femme, une vieille femme, ne cesse de hanter le texte nietzschéen.
Elle analyse notamment l’étrange permanence chez Nietzsche du vieux motif théologique de la séduction opérée par la « femme » : d’un côté, en effet, Nietzsche déconstruit la métaphysique et la théologie, dénonce l’idéal ascétique, alors que, de l’autre, il semble rester quand même piégé dans la même perspective des théologiens autour de la femme.
Françoise Collin dans un texte dédié à Kofman qui s’intitule L’impossible diététique. Philosophie et récit, paru en 1997 dans un numéro des Cahiers du Grif entièrement consacré à Sarah Kofman, se focalise sur les efforts de Kofman visant à dispenser Nietzsche de la dénonce de misogynie et qui se résument dans la constatation que le philosophe allemand, d’après Kofman, échapperait à cette critique dans la mesure où il reconnait a priori que ses propos sur les femmes ne relèvent que de son point de vue singulier. Pour appuyer cette thèse, Kofman reporte un passage de Par delà du bien et du mal où Nietzsche dit :
« Sur l’homme et sur la femme par exemple, un penseur ne peut pas changer d’opinion, il peut seulement découvrir ce qui est arrêté en lui sur ce point… après cet aveu, on me permettra peut-être d’énoncer un certain nombre de vérités sur la femme en soi puisqu’on sait maintenant que ce sont mes vérités et qu’elles échappent dès lors radicalement la discussion. »
Il est évident qu’un homme parle des femmes et de la différence des sexes du point de vue de l’homme : Nietzsche le sait et, selon Kofman, il est un des seuls penseurs qui intègre cette partialité incontournable à sa réflexion.
C’est sur ce point que Françoise Collin objecte que, à proprement parler, dans le cas de Nietzsche il s’agit moins de misogynie que plutôt d’antiféminisme. Et cela dans la mesure où cet antiféminisme repose sur l’opposition entre « les petites bonnes femmes » – que pour Nietzche sont les vraies femmes – et les féministes qu’il exècre sans trop d’hésitation.
À ce propos Kofman, de sa part, dans le deuxième volume d’Explosion essaie de développer ce que Nietzsche aurait dit autour de la question de femmes et des féministes en particulier, à savoir, avec les mots de Kofman : « celles qui apparemment luttent pour leur propre libération » sont en effet « les pires ennemies » non tant des hommes que, des femmes elles-mêmes ». Ainsi, Kofman remarque encore : « Leurs attaques contre les hommes ne sont qu’une tactique, une stratégie, pour mieux attaquer obliquement, elle qui en sont incapables, les femmes capables d’enfanter ». Ou encore un peu plus loin, de manière sans doute plus nette, Kofman porte son commentaire de Nietzsche jusqu’au point de lui faire affirmer :
« Quand les femmes elles-mêmes, les « émancipées » refusent, par incapacité, d’enfanter et prétendent à un idéal supérieur, elles sont seulement complices de l’idéal ascétique et vont comme lui, dans le sens de la négation de la vie, se vengent de la vie et des femmes qui veulent et en assurent le retour ; en luttant pour le droit de vote et pour l’éducation, pour l’égalité avec l’autre sexe, elles visent, de fait, à rendre les femmes inférieurs aux hommes, à leur faire perdre dans la guerre des sexes, la suprématie qu’elles s’étaient assurées. »
Et si on a encore des doutes sur son antiféminisme, ça suffit de se référer à un autre passage où Kofman fait dire à Nietzsche que
« certaines femmes, elles aussi, cherchent la « vérité », se montrent aussi impudents que les théologiens. Femmes dégénérées qui cherchent le savoir, revendiquent l’égalité des droits, font de la politique, ou des livres – au lieu de faire des enfants. Ce sont de telles femmes qui se croient « castrées » et qui, par induction illégitime, concluent que la femme en soi est castrée. »
À propos de ces remarques évidemment agressives à l’égard des féministes, Françoise Collin note de son coté, qu’elles révèlent un intérêt à première vue insoupçonnable. En effet, elles mettent en scène un féminisme qui ne consiste qu’à prôner l’égalité et à formuler des revendications qui, pour Collin, amènent finalement à une impasse, dans la mesure où cette égalité ne serait au fond autre chose qu’une simple « égalisation », c’est-à-dire un devenir-égales à ceux qui disposent déjà du pouvoir (à savoir les hommes). Donc, ce féminisme serait porteur de transformations hétéronomes, voire d’instances de normalisation qui enfin donnent lieu pour les femmes à un assujettissement selon des normes et des formes masculines. Pour Collin le féminisme ne peut pas s’identifier à la revendication de l’égalité entendue comme égalisation car il est un processus de transformation et de liberté.
Encore, Françoise Collin, en commentant ultérieurement l’interprétation de Kofman de ces passages nietzschéens sur les femmes et sur la primauté que le philosophe allemand semble accorder aux femmes capables d’enfanter, observe que la perspective de Kofman vise aussi à déceler la manière dont Nietzsche finit pour placer la maternité en dehors du féminisme et des féministes pronant l’égalité comme égalisation. Cela dessinerait alors une position selon laquelle la maternité sera toujours en excès par rapport à la revendication de la simple égalité des femmes aux hommes et de toute forme de rapport entre humains fondée sur elle.
D’après Collin, en s’opposant aux féministes définies, assez ironiquement, comme celles qui affrontent avec jubilation la guerre qui régit constitutivement les rapports entre les sexes, Sarah Kofman s’identifierait, au contraire, et non sans un certain amusement, aux « petites bonnes femmes » ainsi aimées par Nietzsche. Ce sont elles qui finalement peuvent devenir des mères et non les féministes qui seraient, par contre, stériles à tous les égards. Cette accusation de stérilité est certes forte, mais il faut la comprendre à partir d’une certaine idée de maternité propre à Kofman.
En effet, elle considérait ses livres comme des enfants et, du reste, elle-même avouait qu’elle n’avait pour enfants que ceux-là : les livres, les cours, tout le cours des livres. Faire des enfants signifie pour elle non pas engendrer ce qui est affaire de mâle et de signification, mais porter et enfanter, ce qui est plutôt une affaire de cours ininterrompu, qui est l’ininterruption même. C’est dans le sens de ce geste ininterrompu et de l’attitude qui en découle qu’elle se situait du côté des mères, de cette maternité symbolique de la création qui ne s’achève jamais.
Dans le deuxième volume d’Explosion on trouve encore Sarah Kofman aux prises avec cette défense de Nietzsche contre les accusations de misogynie. Cette fois elle argumente que si certaines de ses thèses sur les femmes peuvent paraître choquantes aux féministes d’aujourd’hui, il faut néanmoins les situer dans le cadre historique et social de l’époque et remarquer la manière dont elles s’inscrivent dans une stratégie plus générale menée par Nietzsche contre l’idéalisme chrétien et ses conséquences funestes pour la sexualité, notamment celle féminine. C’est pourquoi, pour Kofman, considérer Nietzsche comme un misogyne c’est oublier que pour lui il n’y a pas de femme « en soi », car l’idée d’une femme en soi est elle-même une création historique. Et bien que Nietzsche évoque parfois un « éternel féminin », il distingue néanmoins différents types de femmes, tout comme il distingue différents types d’hommes. Ainsi, d’un point de vue généalogique, une femme affirmative est plus proche d’un homme affirmatif que d’une femme, soit dit entre guillemets, « dégénérée ». Et, donc il est bien possible sous cet angle qu’il y ait bien des femmes plus affirmatives que certains hommes.
Kofman souligne alors comme Nietzsche serait au fond le premier à mettre en question l’idée de « La » femme, une femme objectivable dans et par une définition. Pour résumer sa position, tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ont mal compris les femmes car la féminité pas plus que la vérité ne se laisse pas prendre ou saisir. Non seulement parce que la féminité est de l’ordre du dédoublement, du mimétique, de l’inidentifiable, mais aussi parce que les femmes sont soumises à des impératifs contradictoires, contradictions qui ne se trouvent finalement apaisée que dans la figure de la vieille femme, à savoir la mère de Nietzsche dont on a déjà parlé.
3. Femmes-vérité
Par ailleurs, nous dit Kofman, Nietzsche est conscient qu’il n’affirme pas la vérité sur « la » femmes, mais manifeste seulement des vérités sur elles que dépendent étroitement de l’image de la mère qu’il porte en lui. Est-il légitime, s’interroge alors Kofman, de reporter ce que Nietzsche dit des femmes, sur la vérité dont une certaine femme est la figure ? Peut-on ici encore parler, à juste titre, de castration ou de non castration ? Qui se figure la vérité comme une femme ?
Se représenter la vérité comme une femme relève d’abord de la perspective théologique, représentation qui apparaît à un moment déterminé de la longue histoire de l’erreur qu’est l’histoire de la vérité. On peut se demander alors, suggère Kofman, si le fait d’avoir placé la vérité-femme dans un lieu inaccessible ne correspond pas au besoin de se protéger contre elle – comme elle le répète souvent : « les philosophes sont des pères encore enfants qui n’ont pas su s’y prendre avec leur femme, la vérité ». La vérité-femme, cette formule banale, Sarah Kofman l’analyse méticuleusement dans les textes de Nietzsche pour la renverser totalement. De détractrice la femme devient par là affirmative : le philosophe désire la vérité, comme un homme désire une femme mais précisément, selon Kofman, il n’est philosophe que dans la mesure où s’il sait que la vérité ne se maîtrise pas, ne s’attrape pas, ne se regarde pas en face et, enfin, ne se dévoile pas.
Le véritable philosophe est donc, pour Kofman, un philosophe tragique car il doit vouloir l’illusion, sachant que la femme a ses raisons de cacher ses raisons. Savoir se tenir à distance, savoir fermer les portes et les fenêtres, tenir les volets clos fait partie de sa maîtrise. Se tenir dans la chambre obscure, non pour refuser l’apparence, mais pour l’affirmer et rire. Si la vie elle-même apparaît comme férocité, cruauté, elle est aussi fécondité, reproduction et retour éternel : son nom est, nous dit Kofman, celui de Baubo. Baubo, est d’abord le nom d’une femme, celui d’un personnage qui intervient dans les mystères d’Eleusis consacrés à Déméter. Par conséquent appeler la vie Baubo signifie l’identifier non seulement à la femme, mais plus précisément à ses organes de reproduction.
Mais Baubo peut apparaître aussi comme un double féminin de Dionysos. On peut dire qu’il est comme la vie par-delà les distinctions métaphysiques du féminin et du masculin. Baubo et Dionysos seraient donc, observe Kofman, deux des multiples noms de la vie protéiforme. A la différence de Baubo, pourtant, Dionysos est nu. Nudité qui ne signifie pas révélation d’une vérité, mais affirmation sans voile de l’apparence. En Dionysos se rature l’opposition du voilé et du non-voilé, du masculin et du féminin.
Cela dit, interroge Kofman, parler de misogynie à propos de Nietzsche, a-t-il dès lors encore un sens ? On pourrait plutôt se demander : qu’est-ce qui en Nietzsche évalue la femme comme il le fait ? En effet, on l’a vu, Nietzsche ne prétend pas dire la vérité sur la femme en soi, mais donner une interprétation contraignante : plus que tout autre, les jugements sur la femme sont symptomatiques.
Ce qui est arrêté en lui sur la femme, nous dit Kofman, est arrêté plus particulièrement par l’image de la mère qu’il porte en lui. Elle cite alors un extrait de Humain trop Humain où Nietzsche affirme : « tout homme porte en soi une image de la femme qui lui vient de sa mère. C’est elle qui les détermine à respecter les femmes en général ou bien à les mépriser ou bien à ne sentir pour toutes que de l’indifférence ».
Ainsi, en considérant les textes nombreux et hétérogènes de Nietzsche sur la femme, on peut conclure que cette image devait être, comme on le disait avant, du moins ambivalente. Toutes ses maximes et ses pointes sur les femmes, leur sévérité, seraient du même coup la marque de cette ambivalence et le symptôme d’un amour profond pour les femmes. Les mêmes femmes que l’ont pourtant toutes abandonnée, elles qui auraient pu lui « servir de parapluie » – comme le dit Kofman.
Dans l’entretien avec Hermsen on demande à Kofman si elle n’a pas négligé l’exclamation de Nietzsche dans Par delà du bien et mal, « Mulier taceat de muliere ! ». Elle répond que Nietzsche n’ôte pas la parole aux femmes pour la donner aux hommes qui détiendraient la vérité sur elles, car il sait qu’il n’y a pas de vérité pas plus sur les femmes que sur d’autres choses. Et que ce qu’on appelle : « La Femme » ou « l’éternel féminin » est une fiction des hommes qui à un moment donné de l’histoire ont eu le besoin de séparer l’humanité en sexe fort et sexe faible, en s’attribuant imaginairement cette force qu’ils n’avaient précisément plus. Quand Nietzsche demande aux femmes de faire silence sur les femmes, il demande, éclaire Kofman, de ne pas être complices des hommes, des métaphysiciens, de tous les dogmatiques qui croient à la vérité. Car la femme, mieux que les hommes, sait qu’il n’y a pas de vérité.
Dans cette perspective, en suivant le raisonnement de Kofman, il résulte évident que c’est la femme émancipée, la féministe, celle qui refuse d’affirmer la vie, d’avoir des enfants, qui se fait complice des théologiens et prétend de dire la vérité sur les femmes – prétention qui est fort critiquée par Nietzsche. C’est pourquoi, lorsque Kofman, de sa part, parle des femmes, ce n’est jamais pour dire la vérité sur elles, mais c’est plutôt pour dénoncer les préjugés métaphysiques masculins, pour les déconstruire à la façon de Nietzsche ou de Derrida.
Si pour elle c’est important d’être femme dans la philosophie, c’est parce que, d’une part, tout son travail vise à refuser toute position métaphysique, alors que, de l’autre, elle se demande justement même qu’est-ce que veut dire, à la première personne, que je suis une femme, si on ne veut pas borner ce nom à une désignation anatomique ou à une identité sociale ?
Kofman ne pense pas qu’il n’ait que les femmes qui doivent ou puissent, elles seules, s’occuper de la question des femmes car, sauf en demeurant piégées dans les oppositions métaphysiques données, on ne peut plus user de ce vocable en toute innocence. Au fond, dans l’entretien avec Hernsem, elle remarque que pour ce qui lui concerne, les apports les plus importants viennent de deux, entre guillemets, « hommes » : Nietzsche et Freud. Et l’usage ironique des guillemets porte justement sur la déconstruction de l’opposition métaphysique hommes/femmes, dès lors que – affirme Kofman : « on ne veut pas borner la femme à une désignation anatomique ou à une identité sociale ». Donc elle nous dit qu’elle est redevable à Nietzsche dès lors qu’il affirme que la Femme est une invention masculine et Freud lorsqu’il prétend dénoncer les opinions habituelles sur la femme. En effet, Kofman sollicitant la totalité du corpus freudien aussi, souligne la complexité des textes de Freud portant sur la sexualité féminine. Pour Kofman, la fameuse envie du pénis, est l’une de ses pseudo-solutions, destinée à fixer la femme dans une position immuable, à maîtriser son caractère atopique, sa mobilité qui la rendent inaccessible, effrayante, énigmatique aux yeux des hommes. Kofman reconstruit comment – dans ce qui paraît à tous familier – Freud introduit de l’énigmatique, de l’étrangement inquiétant ; comment il fait bouger les catégories du masculin et d féminin qui reposent sur l’évidence commune. Il met en doute les évidences premières. Spontanément en effet, les hommes admettent comme allant de soi l’opposition hommes/femmes, et l’habitude d’opérer une telle distinction fait croire en sa nécessité. Freud s’efforce alors de mettre au jour la complexité de cette opposition en faisant appel, contre l’extrême assurance du sens commun, à la science anatomique.
Alors, selon Kofman, il n’y a plus l’opposition entre les hommes et les femmes une fois qu’on a dénoncé et déconstruit les préjugés métaphysiques. D’après Kofman, cette déconstruction des opposés métaphysiques, là où elle met en question celle du sensible et de l’intelligible, demande une étape ultérieure, à savoir la déconstruction même de l’opposition masculin/féminin dans la mesure où, dans la tradition métaphysique, elle s’est toujours développée attribuant au masculin le caractère de l’intelligible et au féminin celui du sensible. C’est en ce sens que Kofman retrace une analogie intéressante entre Nietzsche et Derrida, dans la mesure où ce dernier – elle nous dit : « S’il utilise la métaphore du féminin dans son œuvre, c’est comme une étape provisoire ; comme pour Nietzsche la déconstruction implique une étape de généralisation de celui des deux opposés considéré par la métaphysique comme hiérarchiquement inférieur. Quand Derrida parle d’écriture « féminine », cela correspond à ce geste de généralisation de l’inférieur ».
Mais le problème est que, d’après Kofman, cette généralisation du féminin jusqu’à présent n’a servi qu’aux hommes. Ils ne se sont pas toutefois aperçus que les femmes sont devenues elles aussi des philosophes surtout à cause de ce devenir femme de la philosophie qui coïncide avec la déconstruction. Dans un esprit nietzschéen, Kofman soutient que la généralisation qui affecte le pôle considéré inférieur au sein de la hiérarchisation métaphysique, doit être critiqué et que l’opposition entre masculin et féminin doit être pour autant abandonnée. Il reste néanmoins une tâche difficile celle d’inventer d’autres termes par-delà de cette opposition, même si, du même coup, on ne peut pas garder l’idée d’une philosophie « féminine ». Kofman nous dit qu’il faut penser autrement qu’à travers les catégories du féminin et du masculin.
Dans l’entretien avec Hermsen elle affirme : « Ce qui est important, et c’est peut-être le seul geste féministe que j’ai accompli, c’est de créer une œuvre, comme je l’ai fait depuis vingt ans, de façon rationnelle, didactique et surtout continue ». Comme d’ailleurs dans son ouvrage Aberrations. Le devenir femme d’Auguste Comte elle écrit :
« Il ne s’agit pas, pour moi ici, de tenter de réduire le philosophique à du pathologique, ni le systématique à du biographique. M’intéresse pourtant un certain rapport du système à la vie : de voir, non ce que l’œuvre doit à la vie, mais ce que l’œuvre rapporte à la vie, de saisir comment un système philosophique peut tenir lieu de délire. »
4. Le rapport avec la philosophie et l’écriture
Ce passage et son insistance sur ce que l’œuvre rapporte à la vie nous conduit à la manière dont Sarah Kofman s’identifiait à son écriture, et précisément à l’écriture d’un devenir-femme du philosophe, et sans doute même de tous les philosophes, ce qui correspond aussi à son propre devenir-philosophe, son incorporation de la philosophie. Le nom de Nietzsche, comme nous a rappelé Jean-Luc Nancy, est le nom du maître de la fiction d’un devenir lui-même. Il le devient en devenant « tous les noms de l’histoire ». Sarah Kofman veut se prêter au jeu de tous les noms de Nietzsche, en cherchant à épouser cette plasticité, mais elle de sa part y mêle aussi le devenir-femme de tous ces noms.
Toute la philosophie de Kofman est une philosophie de la vie, de la vie reçue et donnée, de la survie. Or, l’opération ou les opérations de conversion et de retournement de la vie contre la mort n’est rien d’autre que la philosophie elle-même, comme elle l’a appris de son maître aimé Nietzsche. La philosophie, en effet, n’est autre chose qu’une possibilité de vie, une manière d’exister, une intensification des forces vitales, de sorte que, lorsque les forces philosophiques déclinent, c’est en même temps la vie qui décline et, inversement, si les forces philosophiques s’accroissent, c’est la vie singulière et collective qui prend de l’ampleur. Il y a dans la philosophie un art du bricolage, un métissage, dans lequel poros et pénia, loin de s’opposer, se conjuguent.
La grande santé évoquée par Nietzsche comme condition pour que la philosophie ait des effets n’est pas l’absence de la maladie, c’est la capacité souvent tapie dans la maladie, de retourner les perspectives et d’extraire des forces actives depuis des lieux où elles étaient immobilisées, fixées, liées, piégées. Comme l’a souligné Françoise Proust, dans tous ses ouvrages, Kofman a fait de Nietzsche un levier de vie, un déconstructeur des pensées et des vies mortes, et un désenfouisseur des forces de vie. De manière analogue, ce qui fascinait Françoise Collin chez Sarah Kofman était le geste – qui est infini – de l’écriture, une sorte de plaisir à l’interminable. Donc, l’écriture comme pure expérimentation.
Du reste Kofman, tout comme Collin d’ailleurs, ne s’arrêtaient pas à l’œuvre, à la forme définie et définitive d’un livre. Faire un livre était urgent pour elles, mais pour en entamer un autre aussitôt (quand il ne l’était pas déjà en même temps). Comme si vraiment la chose à faire était de continuer à écrire, d’exister dans et par l’écriture, au sens d’une praxis plutôt que d’une poiesis. Outre le thème du féminin, certes insistant et sans doute central dans l’œuvre de Kofman, ce que Françoise Collin admirait chez elle c’était justement ce rapport à l’écriture, ce qui, selon Collin, est par ailleurs toujours resté une écriture de la parole : « écrire pour ne pas mourir est un impératif d’une grande noblesse mais avec lequel la plupart trouvent des accommodements. Ce n’était pas son cas. Ce ne fut pas son cas ».
Collin était en effet très sensible à la procédure du long et fécond travail philosophique de Sarah Kofman qui pensait et écrivait toujours par le même geste, en allant jusqu’au bout, dans le corps textuel de l’autre, de n’importe quel penseur ou écrivain, en se l’appropriant pour le désapproprier de lui-même et, par là même, pour mieux le rendre à lui-même. C’est pourquoi Collin se demandait : « faut-il voir dans cette procédure un mode de lecture philosophique que la critique américaine nomme « déconstructionnisme » comme si penser n’était jamais que lire ? Ou bien faut-il y voir la reprise déguisée de la tradition judaïque du commentaire d’un texte toujours antécédent ? »
Mais quelles que soient les manières d’éclairer cette pratique, cette procédure, ce que souligne Collin ce sont les stratégies à travers lesquelles Kofman a cherché à occuper la place de l’énonciation, même celle qu’on ne peut pas occuper sinon à la condition de rien dire ou de laisser le rien se-dire dans le dit, d’assumer donc le silence, à savoir la place de l’in-fans. C’est pour cette raison que Collin donne beaucoup d’importance à un texte, soit-dit entre guillemets, « mineur » de Kofman, le récit d’enfance intitulé Rue Ordoner, rue Labat qui a été, à son avis, une manière de se tenir là où se dit le je, autrement que dans la voix de l’autre, hors du registre de la vérité. Avec les mots de Collin :
« Par le récit, qui est récit d’enfance, par le réenfantement de l’enfance peut-être pourrait-elle enfin sortir du ventre des philosophes qu’elle avait si longtemps et si bien fait parler… Rue Ordoner, Rue Labat est l’exposition de l’immense travail souterrain qui accompagne en sourdine ses nombreux ouvrages philosophiques. Le récit est l’espace transitionnel entre le rien du cri et l’ordre de la parole. »
Comme si, on peut dire, à cette œuvre de trente années il y avait un reste qui lui était irréductible, ce reste qui n’a pas réussi à se tramer dans les vingt volumes « philosophiques ». Collin voit donc dans ce récit l’impuissance d’une démarche philosophique à intégrer ce reste ou ce surplus de l’écriture sur la pensée. Ce récit alors, et par là, je conclue, s’impose selon Collin comme essentiel pour comprendre toute l’œuvre de Kofman puisque dans et par ce récit apparaît un fait, un fait philosophique fondamental, comme mis à nu par l’écriture, à savoir la violence de l’être qui constitue le socle caché et disséminé de la philosophie kofmanienne. L’écriture restitue donc cette violence, la même violence sur laquelle s’étaient déjà arrêté aussi bien Nietzsche que Derrida, la même qu’on retrouve au sein des oppositions métaphysiques à déconstruire, comme celle des hommes et des femmes, et c’est dans les allées et retours entre philosophie et écriture qui se dessine au fond l’espace de jeu de cette praxis qui marque ainsi profondément l’œuvre de Sarah Kofman.