Daniele Lorenzini | Apprendre à lire : un geste politique

L’objectif que Bernard Harcourt et Jesús Velasco ont donné au séminaire Nietzsche 13/13 est d’expliciter, d’explorer, d’interroger et éventuellement de réactiver la portée critique de divers aspects de la pensée de Nietzsche à travers l’étude de treize philosophes, écrivains, critical thinkers du XXe siècle pour qui Nietzsche a été un compagnon de route, une référence incontournable, ou parfois même un masque, un double. Que peut-on en faire aujourd’hui ? Quels sont les instruments que Nietzsche a forgés et qui peuvent encore se révéler utiles pour nous, dans notre travail intellectuel, académique, politique au sein du monde contemporain ?

Je suis particulièrement heureux qu’après la séance du 15 décembre dernier, consacrée à Aimé Césaire et au mouvement de la Négritude, nous avons aujourd’hui l’occasion de dédier une journée entière à la pensée et à l’œuvre de Sarah Kofman. Cette journée d’études possède d’ailleurs un statut un peu à part dans le programme du séminaire Nietzsche 13/13, son objectif étant non seulement d’explorer les multiples lectures kofmaniennes de Nietzsche, mais aussi de rendre justice aux travaux d’une philosophe dont la voix est tout à fait unique au XXe siècle et dont la pratique d’interprétation méticuleuse des textes risque souvent de cacher la très grande originalité et l’incroyable puissance de pensée.

Dans ce très bref propos introductif, je ne vais pas essayer de donner un aperçu synthétique de l’œuvre impressionnante de Sarah Kofman ni même des traits saillants qui caractérisent sa lecture et son dialogue constant avec la philosophie de Nietzsche. Ce serait tout simplement impossible. Je me bornerai à proposer quelques réflexions sur sa pratique philosophique et son style d’écriture. Et j’aimerais commencer par une question que nous avons discutée aussi à propos de l’œuvre de Césaire : existe-t-il une écriture « nègre », avions-nous demandé ? Et à propos de Kofman on demandera : existe-t-il une écriture « féminine » ? L’écriture de Kofman témoigne-t-elle – ou en tout cas vise-t-elle à incarner – ce caractère « féminin » ? Dans un entretien paru dans le n° 46 des Cahiers du GRIF en 1992, La question des femmes : une impasse pour les philosophes, Kofman donne une réponse à cette deuxième question qui me semble tout à fait en harmonie avec la réponse de Césaire et de Senghor à la première : c’est sûr que mes collègues masculins, dit-elle, n’auraient jamais écrit – par exemple – un texte comme Séductions (sur La Religieuse de Diderot), mais « c’est parce qu’ils ne sont pas Sarah Kofman, et non pas simplement parce qu’ils ne sont pas femmes. Il n’y a pas d’un côté “l’homme”, les hommes, et de l’autre côté “la femme”, les femmes ». En effet, si pour Kofman on ne peut pas séparer un texte de la position sexuelle de son auteur, cette dernière n’est pourtant pas à identifier avec son « sexe » (dans le sens anatomique du terme) : contre toute essentialisation d’une prétendue « nature » masculine et féminine, Kofman revendique plutôt l’hybridation, ou mieux « une bisexualité plus ou moins refoulée », et donc un mouvement constant d’une position sexuelle à l’autre, un jeu entre un devenir-femme et un devenir-homme qui n’a de sens et de valeur que si l’on se soucie en permanence de ne pas le figer, le fixer sur l’une ou sur l’autre de ces positions.

L’idée d’un « devenir-femme » lui vient de Simone de Beauvoir (« On ne naît pas femme : on le devient »), mais l’influence de Deleuze est ici, bien entendu, indéniable. Pourtant, cette posture philosophique témoigne aussi d’une évidente inspiration nietzschéenne : cette insistance sur le mouvement plutôt que sur la fixité des essences, cette volonté de nier l’existence d’un socle naturel ultime des choses – et notamment des identités sexuelles –, sont les mêmes que Kofman met en lumière chez Nietzsche, et cela dès son premier livre, Nietzsche et la métaphore (1972), où elle soutient que, dans les textes plus tardifs, Nietzsche radicalise sa position et abandonne le concept de métaphore (après en avoir fait un usage stratégique dans les premiers ouvrages), car même une théorie de la métaphore généralisée ne va pas assez loin, puisqu’elle risque toujours de suggérer qu’il y aurait quelque chose d’originaire auquel les métaphores feraient référence. Ainsi, il ne parle plus que d’interprétation – car tout est interprétation.

En même temps, le geste de Kofman ne « dépolitise » pas sa philosophie ni son écriture. Au contraire, c’est dans un tel geste philosophique, dans le geste philosophique lui-même, ni masculin ni féminin (ou peut-être les deux à la fois), que s’enracine le geste féministe de Kofman – le seul qu’elle ait jamais accepté d’accomplir. Comme elle l’explique, toujours dans l’entretien que je viens de citer, même le devenir-femme de la philosophie n’est pas suffisant, ce n’est qu’une étape provisoire, car « cette généralisation d’un féminin jusqu’à maintenant n’a servi qu’aux hommes. On n’a pas vu que des femmes soient davantage devenues des philosophes à cause de ce “devenir-femme” de la philosophie ». Kofman s’appuie donc sur Nietzsche pour soutenir qu’il s’agit d’une étape à dépasser, qu’il faut mettre en lumière « qu’il n’est plus possible de penser à l’aide de ces concepts métaphysiques, par exemple de féminin et masculin », qu’il faudrait inventer d’autres termes – même si c’est extrêmement difficile. Pas de philosophie « féminine » donc, et cela pour des raisons qui, chez Kofman, sont à la fois philosophiques et politiques, car au bout du compte elle vise ainsi à contester l’idée d’après laquelle la valorisation d’une position de « marginalité », de « dissémination » ou de « nomadisme » aurait des effets politiques salutaires. Non, conclut-elle, car la métaphysique – en effet, toute la philosophie occidentale – « a justement toujours pensé les femmes du côté du marginal, de l’errance, de l’absence de système ». Ce qui est important pour Kofman, ce qu’elle considère comme « le seul geste féministe qu’[elle ait accompli] », c’est alors le geste philosophique lui-même, classique, « traditionnel » : créer une œuvre rationnelle, didactique et continue (quoique, bien sûr, traversée par l’autobiographie, l’ironie et la jubilation), car « le système métaphysique a toujours mis les femmes du côté de l’absence de constance, de l’irrégularité », et donc il est essentiel que « les femmes dans la philosophie marquent une telle endurance, pour qu’elles puissent changer quelque chose ».

Pourtant, il n’y a pas chez Kofman la prétention (ni même la volonté) de bâtir un nouveau système : cette possibilité a d’ailleurs été radicalement mise en question par Nietzsche et Freud, la philosophie étant sans doute devenue, désormais, « un ensemble de lectures, de lectures soupçonneuses ». Et c’est sur cette idée que j’aimerais insister, pour conclure. Si un nouveau style philosophique se fait jour chez Kofman – et je pense que cela est incontestable –, ce style est étroitement lié à une pratique soignée de lecture des textes : Kofman revient continuellement sur les mêmes textes, surtout de Nietzsche et de Freud, elle se cache souvent derrière eux, au point qu’il est souvent difficile de reconnaître sa voix à elle. Mais il ne faut pas se tromper, car la lecture – tout comme l’écriture et la philosophie elle-même – est pour Kofman un acte de part en part politique. En lisant Nietzsche et Freud, mais aussi Platon, Aristote, Kant ou Comte, elle n’oppose pas un système philosophique à un autre, elle ne se limite jamais au simple commentaire (quoique ses remarques soient toujours extrêmement fines et précises) : sa lecture est transversale, orientée, interprétative (dans le sens nietzschéen du terme), elle vise en somme – en se confrontant avec les grands classiques de la tradition philosophique occidentale (masculine) – à subvertir et à transfigurer cette dernière de l’intérieur, à mettre en lumière la posture toujours située des auteurs et ainsi à la dés-essentialiser, en l’introduisant dans le mouvement perpétuel (et conflictuel) dont je parlais tout à l’heure. C’est de l’intérieur de la tradition philosophique occidentale, c’est de l’intérieur du geste philosophique classique, c’est de l’intérieur de l’institution académique elle-même que Sarah Kofman a sans cesse essayé d’ouvrir l’espace pour une pratique de la philosophie radicalement nouvelle, s’opposant à la domination de la voix masculine en philosophie sans pourtant jamais se fixer sur une position dialectiquement contradictoire à celle-ci, sans jamais accepter de s’identifier avec cette ou cette autre école, tradition, parti politique.

Valorisation du mouvement de l’interprétation (dans le sens nietzschéen du terme) contre toute tentation de fixation et de construction d’un système : c’est en cela que consiste la mise en pratique, par Kofman, de l’un des « exercices spirituels » que Pierre Hadot considérait les plus importants et les plus difficiles à accomplir aujourd’hui – apprendre à lire. Dans un entretien publié dans Le Monde en avril 1986, Apprendre aux hommes à tenir parole, Kofman écrit : « Apprendre à lire équivaut pour moi à un geste politique. Nietzschéenne en cela, je pense que l’homme est un animal dont les traits ne sont pas encore fixés. Parmi les multiples pouvoirs de l’homme, le pouvoir de tuer et le pouvoir de tenir parole (c’est-à-dire parler et laisser parler, mais aussi faire des promesses) sont les deux pôles importants. Or apprendre à bien lire, c’est apprendre aux hommes à tenir parole. En essayant de tenir parole, on empêche le pouvoir de tuer, c’est-à-dire qu’on retarde le retour d’Auschwitz. C’est cela mon geste politique dans l’apprentissage de la lecture ». Lire, c’est ce que – selon Pierre Hadot – nous n’avons plus l’habitude de faire, nous ne savons plus faire ; apprendre à lire constitue donc pour lui l’exercice spirituel fondamental, non seulement pour les philosophes, mais pout tout être humain, car apprendre à lire signifie apprendre à dialoguer avec un texte et son auteur, le comprendre avant de se lancer dans la critique, le respecter, lui laisser la parole plutôt que de l’étouffer. C’est un exercice d’humilité intellectuelle qui ouvre la possibilité de se faire transformer par ce qu’on lit et de donner à ce qu’on lit le pouvoir de transformer (à travers nous) le monde.

Sarah Kofman lectrice de Nietzsche, donc, non pas parce qu’il s’agirait de questionner l’exactitude philologique de ses interprétations de Nietzsche, mais parce que sa lecture de Nietzsche (et de bien d’autres auteurs) est de part en part un exercice philosophique et une pratique politique.