Par Laëtitia Riss
Avant de commencer, je tiens à remercier chaleureusement le professeur Bernard Harcourt de m’avoir invitée à présenter mes recherches dans le cadre de ce séminaire, le professeur Étienne Balibar d’avoir accepté d’échanger autour des premiers résultats de mon travail, ainsi que la coordinatrice du CCCCT Fonda Shen, pour avoir traduit l’article, qui a notamment donné son titre à cette séance. J’en suis très honorée et j’espère que les hypothèses que je formulerai ce soir seront à la hauteur des questions que « l’Histoire met à l’ordre du jour », pour reprendre une expression qui circule parmi les philosophes et les écrivains de notre temps[1]. Lorsque j’ai débuté ma thèse en 2020, mon projet s’intitulait La promesse utopique à l’heure des temps de la fin, en écho à l’héritage du philosophe Günther Anders, et se proposait d’interroger la supposée « obsolescence » de l’utopie dans notre époque catastrophée.
Quelques années plus tard, mes préoccupations restent inchangées, à ceci près qu’elles comprennent mieux les solutions de facilité qu’il convient d’éviter : la première consiste à souscrire sans réserve aux « discours de la fin »[2] et à fabriquer un concept d’utopie qui puisse correspondre à ces prophéties historiques ; la seconde consiste à négliger la spécificité des pratiques utopiques et à rendre équivalentes toutes les formes d’alternatives[3], dans l’espoir d’y trouver les germes de la société future. Ces deux positions, bien qu’elles soient en apparence opposées, témoignent d’une même incapacité à penser le présent de l’utopie : les pessimistes l’imaginent depuis les illusions du passé, tandis que les optimistes la projettent dans les bras du futur. Tous deux sont également des modernes qui s’ignorent, puisqu’ils présupposent une continuité entre l’Histoire et l’utopie et subordonnent cette dernière aux exigences de la première. Ils sont donc « en retard » de deux siècles !
Vous comprenez donc pourquoi, j’adopterai une approche différente, déjà revendiquée par d’autres dans ce séminaire (je pense notamment à l’utopisme concret défendu par Gary Wilder), où la politisation de l’utopie doit primer sur son historicisation. Un renversement qui n’est pas sans rappeler celui préconisé par Walter Benjamin afin d’échapper aux pièges de l’historicisme[4]. Dans Le Livre des passages, il écrit ceci : « L’Autrefois doit devenir renversement dialectique et irruption de la conscience éveillée. La politique prime désormais l’histoire. Les faits deviennent quelque chose qui vient seulement de nous frapper, à l’instant même, et les établir est l’affaire de ressouvenir. »[5] Dans une certaine mesure, c’est précisément la méthode qui m’a conduite à penser qu’il était possible « d’utopier le présent », en solidarité avec les utopistes des Lumières, et qu’il n’était pas déraisonnable de raviver cette forme verbale (active) pour problématiser les rapports entre histoire, utopies et politique.
Les réflexions que j’ai développées dans mon papier ont mûri depuis le printemps 2021 et tiennent aujourd’hui à trois propositions, que je tâcherai d’éclairer au cours de mon intervention : 1/ notre conjoncture historique, caractérisée par l’érosion des philosophies de l’Histoire moderne, réclame une relecture critique de la tradition utopique ; 2/ l’histoire de l’utopie jusqu’à nos jours n’a été que l’Histoire de son travestissement, nous avons été trompés sur sa fonction historique et sur le verbe qu’il convient de lui associer : agir ou espérer (La Terre, le Présent, les Hommes > Le Ciel, le Futur, l’Histoire) ; 3/ les expériences utopiques abritent un Principe Action, plutôt qu’un Principe Espérance, et sont, par conséquent, l’une des conditions (≠ destinations) de la transformation du monde. Ainsi, lorsque les utopies utopient le présent, elles conjurent notre attentisme historique et rendent, dès maintenant, possible (et souhaitable) la politique.
I. HISTOIRE.
Notre conjoncture historique réclame une relecture critique de la tradition utopique.
J’introduirai cette proposition en m’arrêtant, tout d’abord, sur son premier syntagme : « notre conjoncture historique ». Dans une courte conférence, intitulée Qu’est-ce que la philosophie ?, Étienne Bimbenet défend « qu’au moins une fois dans sa vie, un philosophe devrait affronter cette tâche nietzschéenne, reprise un siècle plus tard par Foucault, de diagnostiquer au sens quasi-médical son époque » et qu’il devrait « répondre à la question : quel est ce présent qui est le nôtre, à nous tous, aujourd’hui ? »[6]. En tant que théoriciens critiques, ce n’est pas seulement une tâche ponctuelle, mais une tâche permanente qui nous est confiée face à l’épreuve des circonstances historiques. Au fil des séances du séminaire, vous avez ainsi établi – et enrichi – le diagnostic : un présent dystopique où nombre d’entre nous se sentent impuissants (Bernard Harcourt, U. 1/13) ; un discours de gauche qui est travaillé par trop de pessimisme et de réalisme (Gary Wilder, U. 7/13) ; et une incapacité à se saisir des « alternatives » qui sont parfois sous nos yeux. Ces inquiétudes ne sont pas étrangères aux discours qui ont accompagné l’entrée dans le vingt-et-unième siècle : fin de l’Histoire, fin du progrès, fin des utopies, fin des récits… Et, bien que ces analyses aient été depuis lors contestées (critique vs. idéologie), force est néanmoins de constater qu’elles ont « fait époque » – qu’elles ont marqué une génération (la vôtre et la mienne) – et qu’elles résonnent avec notre actualité quotidienne, où les « sonnettes d’alarme » et les « avertissements d’incendie » sont déclenchés, sans que personne, ou, du moins, pas suffisamment, n’y donne suite. Le nouvel esprit du temps est ainsi synthétisé par une affirmation, souvent attribuée à Fredric Jameson (Archéologies du futur), mais qu’on trouve également chez d’autres théoriciens contemporains[7] : « Il est désormais plus facile d’imaginer la fin du monde, que la fin du capitalisme. »
Je laisse de côté la question de savoir, si ces diagnostics – à la fois sur le fond et sur la forme – sont pertinents ou non. Ce qui m’intéresse, pour le moment, c’est de comprendre comment cette nouvelle « ère des catastrophes » dans laquelle nous entrons ainsi que cette crise philosophico-politique qui frappe la pensée émancipatrice affectent l’utopie et le travail de réflexion que nous menons à son sujet. Dans votre lecture inaugurale, Monsieur Balibar, vous avez suggéré une réponse à laquelle je ne suis pas sûre de pleinement souscrire :
La première proposition que je défends est la suivante : notre point de départ doit être le fait que, si du côté de ses présupposés les plus abstraits (en particulier la phénoménologie du temps et le concept d’histoire hérité de la modernité sur lesquels elle se fonde), la catégorie “utopie” apparaît de plus en plus fragile, ou déstabilisée, de l’autre côté il ne fait aucun doute que les utopies existent plus que jamais, sous une forme pratique, ou qu’elles sont mises en œuvre “sur le terrain” sous des formes très diverses.
En effet, dire que notre conjoncture historique déstabilise la catégorie d’utopie pour mieux laisser place à « des utopies » me semble problématique pour une première raison stratégique : nous ne devons laisser aucune chance à nos adversaires d’estimer que « nos utopies concrètes » sont des sortes d’utopies d’après les grandes utopies, autrement dit des utopies d’après le progrès. C’est même le travail inverse que nous devons engager : nous devons démontrer combien les utopies n’ont rien perdu mais qu’elles sont, au contraire, en train de tout gagner en échappant (enfin !) à la tutelle des philosophies de l’histoire. C’est pourquoi je défends l’idée selon laquelle l’obsolescence d’un certain progressisme et la limitation de nos horizons historiques constitue une occasion unique de renouer avec la puissance émancipatrice des utopies – qui ne saurait être réduite à leur capacité à produire des projections du monde à venir (mais j’y reviendrais). L’obscurité de notre temps nous oblige à identifier, avec plus de lucidité, quelles sont les pratiques qui éclairent notre présent, et nous permettent de s’y repérer, d’y penser et d’y agir. L’organisation de ce séminaire en est la preuve : ce n’est pas un hasard, Bernard, que vous enquêtiez sur les « utopies concrètes » et que vous puissiez constater une « renaissance » de l’utopisme.
Il m’apparaît toutefois indispensable d’envisager ce nouvel âge de l’utopie, non pas comme un moment de renouveau radical, où nous devrions nous désolidariser de l’héritage utopique (p. ex : utopies réelles vs. utopies irréelles), mais au contraire comme une chance de lui rendre philosophiquement justice. Car, nous devons bien l’admettre, les philosophes critiques – à commencer par Marx – n’ont pas été tendres à l’égard des pratiques utopiques, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et ce, précisément, parce qu’ils estimaient qu’elles étaient « en dehors » de l’Histoire. Ironie du sort, ce sont eux néanmoins qui ont donné une existence philosophique à la question utopique qui, jusque là, était plutôt affaire d’écrivains, qui s’étaient bien gardés de « théoriser » leurs actions. Les questions qui nous sont donc (re)posées, aujourd’hui, sont les suivantes : dès lors que les philosophies de l’histoire sont jugées obsolètes, ne doit-on pas reconsidérer les interprétations qu’elles ont contribué à naturaliser (historique/anhistorique ; réel/irréel ; abstrait/concret) ? Ne doit-on pas déconstruire – au sens derridien du mot – le concept d’utopie qui nous a été légué, avant de choisir ce que nous en gardons ? Ne doit-on pas s’assurer que les pratiques utopiques, dont nous prétendons parler, sont adéquatement conceptualisées ? Cette série d’interrogations constituent la toile du fond de l’article que j’ai rédigé, et m’ont conduite à suggérer ce terme « d’utopier » pour rétablir l’honneur des utopistes, qui n’ont jamais été des rêveurs chimériques, mais des faiseurs du présent, en quête d’avenir à ré-ouvrir. J’en tiens pour preuve une éloquente déclaration d’Auguste Blanqui, dont vous connaissez l’acharnement à préparer la révolution, qui répond à ses accusateurs, lors de son audition pour actes séditieux (15 mai 1848) devant la Haute Cour de Bourges le 31 mars 1849 :
Il n’y a point d’utopistes, dans l’acception outrée du mot ; il y a des penseurs qui rêvent une société plus fraternelle et cherchent à découvrir leur terre promise dans les brumes mouvantes de l’horizon. Mais l’insensé qui voudrait s’élancer d’un bond vers le point inconnu se précipiterait dans le vide.
Les seuls insensés dont nous sommes les héritiers sont donc, en réalité, ceux qui ont confondu utopie et progrès, comme je m’en explique dans mon article, et dont les descendants actuels répètent, à qui veut l’entendre, que nous vivons la « fin des utopies ». Ce diagnostic n’est pas seulement faux, mais il est aussi trompeur pour nous qui « redécouvrons » l’utopisme.
II. UTOPIE.
L’histoire de l’utopie jusqu’à nos jours n’a été que l’Histoire de son travestissement.
J’en arrive alors à ma deuxième proposition : l’histoire de l’utopie jusqu’à nos jours n’a été que l’Histoire de son travestissement. Il nous faut donc la réécrire. Comme vous le savez peut-être, parmi les spécialistes (et les représentants de la tradition émancipatrice), il n’y a pas de consensus à propos de la naissance de l’utopie. Deux Thomas M. – autre ironie du sort – s’en disputent la parenté : Thomas More, savant humaniste, à qui l’on doit l’invention du mot « utopie » et du récit du même nom en 1516 ; Thomas Müntzer, théologien de la révolution, qui soulèvent les masses paysannes dans le Saint-empire romain germanique au XVIe siècle. Cette passionnante controverse illustre de nombreuses difficultés, que je m’essaie à clarifier dans mon travail de thèse, et je vais tâcher de vous livrer ma position à ce sujet. Il me semble que c’est bien Thomas More qui doit avoir notre préférence, car il singularise le geste utopique et formalise sa méthode (dont Fredric Jameson a livré de brillantes analyses dans Archéologie du futur). L’utopie se reconnaît à son humanisme radical. Elle établit la primauté de la cité terrestre sur la cité céleste et bouleverse l’ordre des choses : l’autre monde peut être de ce monde. Le dispositif géographique imaginé par Thomas More en témoigne : c’est désormais « l’ailleurs » plutôt que « l’au-delà », qui compte pour réformer l’ordre existant ; le terrestre plutôt que le céleste qui détermine les possibles ; les hommes plutôt que les dieux qui connaissent « le lieu du bon » (Eutopia, sur l’édition de Bâle de 1518). De ce point de vue, l’utopisme est un agent de la sécularisation : il entend substituer le désir d’un monde meilleur à l’attente du monde d’après. Les théologiens chrétiens n’ont d’ailleurs pas manqué de condamner L’Utopie de Thomas More et de fabriquer, en réponse, de nombreuses anti-utopies qui mettaient en scène « des enfers sur terre » (cf. Corin Braga, Du paradis perdu à l’antiutopie[8]). La violence de leur contre-attaque indique combien L’Utopie était menaçante et n’avait rien d’un récit inoffensif pour idéalistes.
C’est qu’en effet, je fais l’hypothèse que, par-delà ce renversement des ordres (qui était déjà hautement sacrilège), l’utopisme s’enracine dans une lutte contre ce que je propose d’appeler « l’aliénation eschatologique », et constitue l’un des chantiers inachevés de mon travail de thèse. Qu’est-ce qu’être aliéné de la sorte ? C’est être privé de la finalité de ses actions, c’est être convaincu que l’autre monde ne dépend pas (ou pas que) de nous ; c’est littéralement croire au Ciel, au futur, à l’Histoire, et avoir été dépossédé de sa capacité à faire l’histoire par ce que nous qualifions rétrospectivement de « grands récits ». Or, quel est le point commun de ces derniers ? La représentation chrétienne du temps qui les soutient, c’est-à-dire un temps linéaire, conçu comme une structure d’attente et d’espérance (cf. F. Hartog. Chronos, L’Occident en prise avec le Temps[9]). Dans ce cadre temporel, l’autre monde n’est envisageable qu’à la lumière d’une certaine grammaire verbale : attendre, précipiter, espérer – comme si quelque chose avait déjà commencé. C’est précisément ce qu’incarne le millénarisme d’un Thomas Müntzer : il s’impatiente. Il ne veut pas établir la primauté de la cité terrestre sur la cité céleste, mais proclame le venue prochaine – imminente – de la cité céleste dans la cité terrestre. Et que se passe-t-il lorsque le Royaume descend sur terre ? L’éternel survient dans le temporel du monde. C’est véritablement la Parousie, la fin des temps, la fusion du champ d’expérience et de l’horizon d’attente pour le dire, comme l’historien Reinhart Koselleck[10]. Par conséquent, les millénaristes n’utopient pas le présent, ils ne le transforment pas en Histoire, conformément à la définition que je donne du verbe utopier ; mais aspirent au contraire à supprimer la différence (entre ce monde-ci et l’autre monde) afin qu’il devienne pure présence à lui-même. C’est la raison pour laquelle je ne les considère pas comme les premiers « utopistes », qui préfèrent prendre le large, comme nous l’apprend Thomas More. Si ce détour par l’histoire de l’utopie me semble important, c’est précisément parce qu’il engage notre travail actuel sur l’utopie : nous devons appréhender le geste utopique en connaissance de cause – c’est-à-dire en connaissance de ce qui relève de l’utopisme et de ce qui relève de l’anti-utopisme. Et ce n’est pas un hasard si nous revenons aujourd’hui à l’utopie, sous ses formes les plus spatiales[11], car la tradition utopique me semble porteuse de ce qui nous fait infiniment défaut aujourd’hui : la carte des lieux depuis lesquels commencer.
À leur manière, les utopistes sont aussi des impatients, ils ne remettent pas l’action à plus tard, et veulent nous encourager à agir – non pas pour faire comme eux, sur un modèle mimétique, mais pour explorer ces espaces qu’ils ouvrent à même notre présent. Ils nous permettent peut-être également d’élaborer « le concept critique du temps », que vous appeliez de vos voeux Monsieur Balibar, dans un article intitulé : « Eschatologie / Téléologie. Un dialogue philosophique interrompu et son enjeu actuel » (2007)[12]. Au fil de mes recherches sur la tradition utopique, j’en arrive à penser que rien ne définit mieux le rapport au temps des utopistes que cette phrase de Maurice Blanchot, écrite au sujet de La Parole en archipel de René Char : « L’avenir est rare et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. »[13] Comme s’il nous fallait toujours présupposer que rien ne se produira demain de manière significative, si nous ne commençons pas maintenant. Cette mesure d’un temps radicalement autre, d’un temps profondément anti-eschatologique et anti-téléologique, a déchaîné, plus ou moins consciemment, les foudres des anti-utopistes qui n’étaient pas prêts à se confronter au vertige du métier d’homme – qui est absolument sans garantie. Alors ils ont discrédité les utopistes précisément depuis ce qu’ils essayaient de combattre (l’aliénation eschatologique) : ils s’aventuraient vers les terres promises, on leur reprochait d’être un paradis sur terre ; ils plantaient les germes du socialisme, on estimaient qu’ils « anticipaient l’avenir dogmatiquement »[14]; ils démontraient la réalité du possible, on leur répondait qu’ils demandaient l’impossible. Et si la généalogie de l’anti-utopisme reste à faire avec plus de finesse (je m’y essaie dans mon travail, en m’efforçant notamment de comprendre comment des penseurs de la transformation du monde ont pu abandonner les utopistes), force est de constater cette longue querelle a donné à la fois tort et raison à l’utopisme : tort historiquement parce que l’anti-utopisme a gagné cette première bataille, en imposant ses étiquettes disqualifiantes, et raison politiquement, parce l’utopisme revient en force maintenant qu’il ne reste plus que des apocalypses sans royaume[15], et que nous sommes contraints d’admettre que l’Histoire est un cauchemar, dont il s’agit de se réveiller (Joyce, 1920). Le temps est venu donc de l’anti-anti-utopisme et de relire avec attention la fin du récit de Thomas More qui, à propos du monde meilleur, affirme : je le souhaite plus que je ne l’espère.
III. POLITIQUE.
Les expériences utopiques abritent un Principe Action, plutôt qu’un Principe Espérance.
Je terminerai sur un commentaire du texte de Günther Anders[16], que j’ai suggéré pour notre séance d’aujourd’hui et qui va me permettre de défendre ma dernière proposition : les expériences utopiques abritent un Principe Action, plutôt qu’un Principe Espérance – et vous reconnaissez dans cette formulation, la réactualisation d’un vif débat qui s’engage entre Günther Anders et Ernst Bloch, au vingtième siècle, autour du désespoir dont souffrirait le premier et de « l’espérantisme » dont souffrirait le second. Et j’ajoute, par mesure de précaution, au regard des discussions de la semaine passée à Berlin, que je suis convaincue, Bernard, que vous êtes plutôt un néo-andersien qu’un néo-blochien – vous me direz juste après. Revenons alors à cette courte fable, intitulée « Tu ne dois pas accepter les hasards », qui est extraite du grand roman philosophique (et anti-fasciste) d’Anders, La catacombe de la Molussie, rédigée dans les années 1930, publié juste avant la mort d’Anders en 1992, et traduit tout récemment en français. Olo et Yegussa, les deux prisonniers enfermés dans les prisons souterraines de la Molussie devisent semblent-ils de notre problème du jour : comment s’assurer qu’ils ne viennent à personne l’idée d’espérer que les choses s’améliorent d’elles-même, et de se résigner, en attendant, au monde tel qu’il est, y compris (et même surtout) quand l’époque est catastrophique. Dans le récit qu’Olo confie à Yegussa pour répondre, des marins convoitent une « île à la fertilité légendaire », sauf qu’ils y échouent par les hasards d’une tempête (« sans y être pour rien »), et finissent par se rendre compte qu’elle n’était qu’une île quelconque. Malheureusement, ils n’ont plus les moyens d’en partir parce qu’ils ont brûlé le navire – et tué le capitaine – avec lequel ils avait accostaient, au motif que ce dernier exigeait d’eux qu’ « une fois arrivé sur l’île, qu’ils transforment le navire pour qu’il devienne celui avec lequel ils auraient pu accoster par leurs propres moyens ! » Les marins n’ont donc guère d’autres choix que de « s’installer misérablement » sur cette île. La chute de ce récit, cependant, laisse entrevoir, une chance d’éviter le pire des mondes possibles. Voilà ce qu’Olo conclut : « Des années plus tard, quelques hommes essayèrent de construire un navire pour quitter l’ile, en vain. Les autres se moquaient d’eux et les traitaient “d’utopistes” parce qu’ils réveillaient un souvenir humiliant. »
Et si cette conclusion ne va pas sans ambivalence – il faudrait questionner ce « en vain », qui ferait signe vers un échec éventuel, tout en gardant à l’esprit que les récits utopiques sont aussi caractérisés par la capacité à formaliser leur propre auto-critique –, il est néanmoins certain qu’elle prouve combien les utopistes n’espèrent pas, mais s’efforcent d’essayer et de construire des navires, même lorsqu’il faut repartir de zéro. Ils sont ainsi les gardiens d’une « morale de l’action », qui est exactement celle que défend Günther Anders face à Ernst Bloch. Dans une discussion éminemment polémique ouverte en 1986, à propos des raisons d’agir et des moyens d’agir, à l’occasion d’un article intitulé La violence : oui ou non[17], et qui a suscité de nombreuses réactions en Allemagne, Günther Anders écrit :
Je crois qu’ « espoir » n’est qu’un autre mot pour dire « lâcheté ». Qu’est-ce, au fond, que l’espoir ? Est-ce la croyance que les choses vont s’améliorer ? Ou la volonté qu’elles deviennent meilleures ? Personne n’a jamais produit une analyse de l’acte d’espérer. Pas même Bloch. Il ne faut pas faire naître l’espoir, il faut l’empêcher. Car personne n’agira par espoir. Tout espérant abandonne l’amélioration à une autre instance. Oui, la météo s’améliore, je peux peut-être espérer. Le temps ne devient pas meilleur ainsi ; ni pire. Mais dans une situation où seul l’agir individuel compte, « espoir » n’est qu’un mot pour dire qu’on renonce à l’action personnelle.
Vous entendez pourquoi ces phrases ont fait l’effet d’une bombe. C’est peut-être exactement ce que cherchait à provoquer Anders, qui avait compris, avant beaucoup d’autres, que nous entrions, dans le le temps de la fin, c’est-à-dire « dans cette époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde »[18]. Mais pour véritablement saisir ce qu’Anders voulait dire par les temps de la fin, il m’a fallu – il nous faut – les renommer et les appeler par leur nom sécularisé : les temps désespérés. La question que nous lègue Anders est donc la suivante : Comment vivre sans espérance ? Comment nous mobiliser sans le confort des horizons ensoleillés ? Dans L’Obsolescence de l’Homme, il soutient qu’il nous faut avoir « le courage de cesser d’espérer »[19]. Où trouver ce courage ? En fréquentant assidument les utopistes qui, j’en suis convaincue, sont des hommes courageux, qui utopient le présent, et nous apprennent, au quotidien, que les temps désespérés ne sont pas désespérants.
Notes
[1] Voir par exemple Étienne Balibar, « Eschatologie / Téléologie. Un dialogue philosophique ininterrompu et son enjeu actuel », Lignes, 2007/2, 183-208 ; Alain Badiou, Le réveil de l’Histoire, Paris : Lignes, 2011 ; Éric Vuillard, L’ordre du jour, Paris : Actes Sud, 2017.
[2] Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris : Galilée, 1983.
[3] Une tendance qui s’observe dans les parutions récentes au sujet de l’utopie, où il est plus souvent question de reconstruire un « imaginaire utopique », semblable à celui des siècles passés. Voir par exemple : Julien Vidal, 2030 Glorieuses, Utopies vivantes, Paris : Actes Sud, 2021.
[4] L’historicisme auquel s’en prend Walter Benjamin est celui pratiqué par les historiens lorsqu’ils écrivent l’histoire. Or, l’historien matérialiste doit être capable de « retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger ». Voir Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’Histoire [1940], Paris : Gallimard, 2001. De la même manière, il est possible de mettre en garde contre le biais historique qui nuit au travail de conceptualisation critique.
[5] Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Paris : Cerf, 2021, 405.
[6] Étienne Bimbenet, Qu’est-ce que la philosophie ?, Monaco: Les Rencontres Philosophiques de Monaco, 2019.
[7] Voir par exemple : Mark Fisher, Capitalist Realism: Is There no Alternative?, London: Zero Books, 2009.
[8] Corin Braga, Du paradis perdu à l’antiutopie aux XVIe-XVIIIe siècles, Paris: Classique Garnier, 2010.
[9] François Hartog. Chronos, L’Occident en prise avec le Temps, Paris: Gallimard, 2020
[10] Reinhart Koselleck, Le futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris: EHESS, 2016.
[11] Voir notamment : Michel Foucault, « Des espaces autres », Empan: vol. 54, n°2, 2004.
[12] Étienne Balibar, « Eschatologie / Téléologie. Un dialogue philosophique interrompu et son enjeu actuel », Lignes: vol. 23-24, n°2-3, 2007.
[13] Maurice Blanchot, à propos de René Char, La parole en archipel, Paris: Gallimard, 1986.
[14] Karl Marx, Lettre à Arnold Ruge, 1843, cité dans : Haug Guégen, Laurent Jeanpierre, La perspective du possible, Paris: La découverte, 2022, p.76.
[15] Michaël Foessel, « L’apocalypse sans la promesse », Recherches de Science Religieuse: Tome 108, n°1, janvier 2020.
[16] Günther Anders, « Il n’y a pas de hasards », La Catacombe de Molussie, Paris: L’Échappée, 2022.
[17] Günther Anders, La violence oui ou non. Une discussion nécessaire, Paris: Fario, 2014, p.30.
[18] Günther Anders, Le temps de la fin (1960), Paris : l’Herne, 2007.
[19] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme (T. 2), Paris: Fario, 2011, p.20.