Judith Revel: Reflections on the 1983 Lectures (in French)

By Judith Revel

Il y a, je crois, deux manières de se saisir de ces cours.

La première est de tenter de comprendre comment s’articule dès le début des années 1980 la « séquence gréco-romaine » que Foucault développe, ce qu’il appelle en plaisantant son « trip gréco-romain » ; et comment, dans cette séquence, on a dans les deux dernières années de cours, entre 1983 et 1984, un déploiement très étonnant de la notion de parrèsia, qui constitue en soi une sorte de séquence dans la séquence. La récente publication en France des conférences que Foucault a tenues à Berkeley, et qui datent de l’automne 1983 (Discours et vérité, Vrin, 2016) permettent de bien comprendre comment Foucault en a construit le mouvement – ce qu’on pourrait schématiser très grossièrement comme : non seulement l’étude passionnante de la notion de parrèsia en elle-même, mais le passage de la parrèsia politique à la parrèsia philosophique ; et à l’intérieur de cette dernière – la parrèsia de type philosophique -, la subdivision ultérieure entre la parrèsia socratique et la parrèsia cynique.

Je ne m’intéresserai pas directement à cette séquence en elle-même, ou plutôt je tenterai de la prendre par deux « entrées » possibles qui me semblent suggérées de manière étonnante par le cours de 1983. De manière étonnante, mais aussi de manière étrangement excentrée, comme à la marge du discours principal. Chacune de ces deux « pistes » offertes par le cours de 1983 est en réalité centrale pour comprendre, je crois, ce à quoi arrivera, pour finir, Foucault à la fin de l’année suivante.

J’annonce des à présent en quoi elles consistent.

D’une part, il y a cette étrange première leçon du 5 janvier 1983, où surgissent comme des poupées russes, l’une dans l’autre, au moins deux thématiques qui forment un double excursus par rapport au sujet annoncé du cours (qui était la reprise de ce thème de la parrèsia, qui avait émergé à plusieurs reprises dans le cours de 1982). Des excursus, donc, par rapport à l’étude des pratiques de véridiction que voulait mener Foucault, et dont la parrèsia semble être l’une des figures ; des excursus aussi, en ce qu’ils mobilisent une toute autre périodisation historique, puisqu’ils sortent délibérément de l’Antiquité.

Ces excursus sont les suivants : l’analyse du thème de l’actualité, c’est-à-dire aussi, en filigrane et de manière plus large, celui du rapport à l’histoire dans la réflexion philosophique : il s’agit bien entendu les pages très connues du commentaire du texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?; mais aussi une très étonnante note en bas de page de l’édition proposée par Frédéric Gros, qui reproduit un passage du manuscrit qui n’a pas été lu en cours mais dont nous avons le texte, et qui concerne une série de difficultés méthodologiques que le philosophe doit affronter s’il veut précisément enraciner le projet d’une « histoire des systèmes de pensée », c’est-à-dire aussi une « histoire des modes de véridiction », ou encore une « histoire des partages du vrai et du faux », au cœur de l’entreprise philosophique.

De l’autre, il y a, me semble-t-il, la montée progressive d’un thème, presque au sens musical, qui est celui des pratiques, qui génère en réalité une double substitution : celle du logos par l’ergon, ou celle de la philosophie comme « discours de vérité » par la philosophie comme « épreuve de vérité ». Ce thème amène Foucault, de l’intérieur même de la réflexion sur la parrèsia, non seulement à mesurer et à analyser celle-ci comme une pratique spécifique par rapport à d’autres pratiques (par exemple en la distinguant de cette autre pratique qui est celle du performatif, dans la leçon du 12 janvier), mais à en faire la pratique de la philosophie. Plus encore : à définir désormais la philosophie comme pratique, et la vie philosophique comme témoignage, comme manifestation, de la vérité. On a donc là un décalage qui se joue, et que l’on pourrait résumer ainsi : à la série « discours/vérité/philosophie entendue comme recherche de l’adéquation à la vérité », il faut substituer lentement cette autre série « pratique(s)/vérité/philosophie comme manifestation de la vérité ». De ce point de vue, je pense que sont tout particulièrement significatifs à la fois le commentaire de la Lettre VII de Platon, le 16 février; et puis, le 9 mars, cette idée de « vie philosophique » qui semble se faire jour dès lors que le caractère politique de la parrèsia est réinvesti dans la pratique parrèsiastique de la philosophie elle-même, et que du coup, le lieu du politique à son tour change.

Revenons donc aux deux excursus que je signalais il y a un instant, c’est-à-dire à la leçon du 5 janvier.

Le début de l’analyse du texte kantien répond très classiquement à ce que Foucault fait d’habitude (et qu’il avait déjà fait, en 1978, lors de son premier commentaire du texte kantien, dans « Qu’est-ce que la critique ? ») : une mise en contexte historique dont l’analyse fait émerger les enjeux spécifiques, et en particulier l’inscription du présent, la question du « qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? », comme dit Foucault. Tout change cependant très vite.

Dans les dernières pages de la leçon du 5 janvier, c’est, de façon inattendue, un autre texte de Kant qui est convoqué. Comme enchâssé à l’intérieur du commentaire du texte de 1784, on trouve en effet une référence aux Conflit des facultés. Cette référence sert, je crois, à introduire le basculement du thème du présent à celui de l’actualité, c’est-à-dire le passage de cette idée que nous pouvons dire les déterminations historiques présentes qui font de nous ce que nous sommes, à cette autre idée, qui consiste à affirmer la possibilité d’instaurer une discontinuité par rapport ce présent-là.

Or ce basculement du présent à l’actualité (et alors même qu’au départ les deux termes sont donnés comme synonymes) joue sur deux choses : d’un côté, il est lié non pas à un travail d’analyse historique mais à une expérimentation, à une pratique, à quelque chose qui est de l’ordre de l’épreuve ; de l’autre, il engage immédiatement la question des sujets. Ce basculement possible, ce questionnement de l’état présent des choses qui peut déboucher sur leur interruption, ne concerne donc pas seulement nos savoirs : il inclut d’emblée la question de la forme-sujet elle-même, sous sa variante collective (« nous »), c’est-à-dire – aussi – politique. Dès lors, la référence au Conflit des facultés, que Foucault introduit explicitement comme « une suite au texte de 1784 », prend tout son sens : elle est chargée de prendre en charge tout à la fois l’idée de la possibilité de la discontinuité, d’une part, et son enjeu politique, de l’autre. Et elle le fait essentiellement, dans la lecture qu’en donne Foucault, à partir d’un terme, très rapidement introduit, qui est parfaitement nouveau dans la pensée foucaldienne : celui de révolution.

Foucault cite en effet Kant :

« Et il y a là un texte extrêmement intéressant : « Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours [c’est bien entendu de la Révolution française qu’il s’agit], peu importe si elle réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocité, si elle les accumule au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien ne se résoudrait jamais, néanmoins, à tenter l’expérience à ce prix ». […]. Dans la reprise d’un extrait du même cours pour le Magazine littéraire, Foucault ajoute : « Un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus parce qu’il a révélé dans la nature humaine une disposition, une faculté de progresser telle qu’aucune politique n’aurait pu, à force de subtilité, la dégager du cours antérieur des événements […] ». Et encore : « La révolution, de toute façon, risquera toujours de retomber dans l’ornière, mais comme événement dont le contenu est inimportant, son existence atteste une virtualité permanente et qui ne peut être oubliée ». La deuxième dissertation du Conflit des facultés est ici pliée à ce que Foucault cherche lui-même à dire : peu importe qu’une révolution soit réussie ou pas, qu’elle soit marquée d’errements et de dérapages. La révolution n’est pas un fait historique, ce n’est ni une date, ni un ensemble de circonstances – et encore moins, peut-être, ce que Foucault appelle un contenu. La révolution est une virtualité toujours présente, une bifurcation pouvant s’attester à tout moment, la possibilité permanente d’une discontinuité : elle incarne précisément ce dédoublement du présent et de l’actualité que Foucault s’efforce de pointer. L’Aufklärung n’est pas seulement ce qui inaugure la modernité : dans la mesure où elle est immédiatement redoublée par la volonté de révolution, elle est ce qui pense la possibilité qu’il y ait quelque chose comme des inaugurations dans l’histoire – des émergences, du surgissement de nouveauté.

Le thème du diagnostic porté sur le présent (la philosophie, parvenue à maturité, se pose le problème de son propre moment historique) implique aussi l’ouverture à la discontinuité de ce même présent (le thème de la révolution). L’entreprise critique entendue comme processus de restriction (de la connaissance possible) se transforme par conséquent en proposition d’ouverture – ce que Foucault appelle, « le champ actuel des possibles » : la révolution comme virtualité toujours présente dans l’histoire.

Cette torsion, qui est un geste philosophique puissant est sans doute, du point de vue du kantisme lui-même, un forçage ; mais cette torsion est entièrement finalisée à la construction, à partir du dédoublement entre continuité historique (le présent) et discontinuité événementielle (la « révolution » : l’actualité), d’une réouverture de l’histoire vers l’avant – sur le bord d’un « aujourd’hui » qui s’ouvre à ce qui n’est pas encore.

La discontinuité se donne donc à la fois comme rupture et comme franchissement, comme interruption et comme processus de constitution. C’est, à la lettre, une épreuve – nous insistons sur le terme parce que c’est ce même terme qui va apparaître dès la leçon du 16 février 1983, avant d’être reprise l’année suivante, tout particulièrement dans l’étude de la parrèsia cynique.

Cette épreuve est en effet au cœur de ce que Foucault, travaillant à partir de sa propre lecture de la Lettre VII de Platon, définit comme le « réel » de la philosophie – je le cite : « La réalité, l’épreuve par laquelle, à travers laquelle la véridiction philosophique va se manifester comme réelle, c’est le fait qu’elle s’adresse, qu’elle peut s’adresser, qu’elle a le courage de s’adresser à qui exerce le pouvoir ». De Kant à Platon, et retour, cette épreuve n’est pas simplement le refus de l’état présent des choses, et elle n’implique jamais que l’on sorte de l’histoire, que l’on en ignore le poids des déterminations, qu’on fasse comme si nous n’en étions pas les produits. Elle est aussi, toujours, à la fois un affrontement de ce qui est (parce qu’on s’adresse au pouvoir qui informe – c’est-à-dire littéralement : qui met en forme – le présent), et une constitution, une production de nouveauté. Or cette production de nouveauté est enracinée dans un ensemble de pratiques qui e représentent comme les conditions de possibilité liminaires : le rapport à soi, le travail de soi sur soi, l’élaboration nouvelle de soi – où ce « soi » n’est bien entendu jamais susceptible d’une lecture individualiste, mais détermine immédiatement les formes sociales du rapport aux autres – je vous renvoie par exemple à la fin du cours du 16 février, où la philosophie comme ergon, et non plus comme logos, est définie, en tant qu’épreuve, comme articulation du problème du gouvernement de soi et du gouvernement des autres.

Concernant le second excursus, c’est-à-dire la note en bas de page inédite du 5 janvier, je serai beaucoup plus rapide.

Foucault y affronte une question de méthode en apparence lointaine à la fois de la parrèsia et de l’excursus kantien : le reproche récurrent qui lui a été fait, de risquer le relativisme le « négativisme à tendance nihiliste », le « négativisme historicisant », le nominalisme, etc. Mais tout cela a du sens si on se dit – comme le disent dès les années 1970 à la fois Foucault et Paul Veyne, que l’historicisation des modes de pensée (c’est-à-dire aussi des régimes de véridicité, ou des formes de rapport à soi) n’est relativiste que si cela consiste à faire « circuler » un objet de pensée (la vérité, la folie, soi…) dans l’histoire, pour comprendre comment chaque époque en a donné une version différente. Relativisme vaut ici pour : histoire des différentes manières dont différentes époques ont pensé le même objet. Or ce que Foucault fait (et ce dont Veyne théorisera le geste d’un point de vue historiographique), est bien autre : rendre compte non seulement des effets de variations, mais des effets d’émergence. Ce qui signifie que la possibilité qu’il y ait de la discontinuité au cœur du présent – cette figure de l’actualité que Foucault construit à partir de Kant – ; ou bien encore que la philosophie se définisse, en tant qu’ergon, à partir d’une figure de la parrèsia dont, encore une fois, le caractère politique est non seulement réaffirmé mais renforcé dès lors qu’il joue à l’intérieur de la pratique philosophique : tout cela n’est possible que parce que la fonction du dire-vrai, ou si vous voulez, la fonction critique, est de l’ordre d’un geste double : de « décapage » de l’existant, et d’inauguration d’autre chose.

Foucault dit, à la fin de la leçon du 9 mars : « La philosophie n’a pas à dire ce qu’il faut faire dans la politique. Elle a à être une extériorité permanente par rapport à la politique ». Mais le contresens, me semble-t-il, serait d’en déduire que la parrèsia doit être, en tant que philosophique, une fois qu’elle a renoncé à la politique, a-politique, ou impolitique. La philosophie échappe à l’impoliticité comme elle échappe au relativisme, parce qu’elle est de l’ordre de la transformation inauguratrice, et qu’elle permet des émergences nouvelles (ce thème de la « vie autre » que l’on retrouvera à la fin du cours de 1984, et qui est en 1983 déjà esquissé largement) : « la philosophie comme constitution du sujet par lui-même », c’est-à-dire come expérimentation (éthique, politique) de formes nouvelles de rapport à soi. D’un point de vue méthodologique, la nouveauté est ce qui fait échapper l’analyse historique foucaldienne au relativisme ; d’un point de vue philosophique, la nouveauté est ce qui permet à la parrèsia, en tant que geste politique, et paradoxalement dans ce dehors de la politique qu’est la philosophie, d’être à la fois critique et constituante, ce qui me semble être exactement ce à quoi correspond l’idée de « manifestation de la vérité ».

Dernier point pour finir, et pour conclure. Il est évident que le cours de 1983 n’est pas le cours de 1984, et qu’y ont encore une énorme importance à la fois l’analyse de la parrèsia politique, et la dimension du logos – particulièrement significative dans les analyses que Foucault consacre en permanence aux séductions de la rhétorique dont la parrèsia, comme dire-vrai, est l’antithèse et l’antidote. Il est enfin vrai que le thème de la pratique de la vérité, et celui de la vie philosophique, sur quoi débouche Foucault, sont à peine esquissés du côté de l’Antiquité, alors que le thème de la discontinuité historique et celui de l’actualité comme émergence le sont bien davantage du côté de la modernité kantienne. Nous sommes à un moment-charnière de la pensée foucaldienne qui a sans doute besoin encore de temps.

Et pourtant tout est déjà là : la philosophie émancipée du logos, qui devient conduite de vie ; la critique de l’illusion qui devient un principe de transformation et de constitution ; le lieu de la politique, qui se déplace des conseils au Prince ou de l’habileté « technique », à une certaine pratique de la vérité – non seulement un dire-vrai mais un agir-vrai et un vivre-vrai, donc.

Et au croisement de tout cela, ce dont le commentaire initial de Kant, le 5 janvier, avait annoncé la centralité – je cite Foucault : « (…) c’est bien toujours cette question du sujet, du sujet politique, qui est en question. Ce dont la philosophie s’occupe, ce n’est pas de la politique, ce n’est même pas de l’injustice et de l’injustice dans la cité, mais bien de la justice et de l’injustice en tant qu’elles sont commises par quelqu’un qui est sujet agissant (…). La question de la philosophie, ce n’est pas la question de la politique, c’est la question du sujet dans la politique » (leçon du 2 mars).