Sirera Roméo | La possible influence nietzschéenne dans la conception deweyenne de l’art dans son ouvrage Expérience et Nature

Par Sirera Roméo, étudiant en master 1, philosophie sociale et politique

Dans le paragraphe 299 (« Ce que l’on doit apprendre des artistes ») du livre IV du Gai Savoir, Nietzsche se questionne sur les moyens dont nous disposons pour « rendre les choses belles, attirantes, désirables lorsqu’elles ne le sont pas »[1], ajoutant directement après : « — et je suis d’avis qu’elles ne le sont jamais en soi ». Nietzsche répond ensuite à sa question et détaille quels sont les moyens dont les artistes se servent pour rendre belles des choses. Il se concentre davantage sur l’art visuel et cite pêle-mêle des effets d’éloignement, de perspective et de distorsion de la vue, de contemplation à travers des verres teintés etc. Seulement, l’auteur ajoute : « c’est tout cela que nous devons apprendre des artistes, en étant pour le reste plus sages qu’eux »[2]. Mais plus sages en quoi? L’auteur s’explique : « Car chez eux, cette force subtile qui leur est propre s’arrête d’ordinaire là où s’arrête l’art et où commence la vie; mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d’abord dans les chose les plus modestes et les plus quotidiennes »[3]. Ce que nous comprenons ici, c’est que les artistes maintiennent abaissée la barrière existante entre les arts d’un côté et la vie de l’autre, et ne rendent beaux seulement les objets pouvant (légitimement) rentrer dans la catégorie de l’objet d’art. En cela, ils privent tout un pan de leur existence d’une dimension esthétique. Nietzsche entend donc, pour la communauté d’esprits libres qu’il entend rassembler autour de ses écrits (d’où ce « nous » italisé), relever cette barrière séparant l’art de l’existence afin de faire rentrer l’art dans la vie, c’est-à-dire dans tous les domaines possibles d’existence, et ce jusque dans les plus menus d’entre-eux.

Ce geste de renaturalisation de l’art, ou de désartificialisation de l’art, semble coïncider avec le geste effectué quelques décennies plus tard par le philosophe étatsunien John Dewey. Ce dernier s’est en effet attaché à déconstruire la division qu’il existait traditionnellement en philosophie entre l’expérience subjective de l’homme d’une part et la nature et ses lois objectives d’autre part. Il s’agissait au contraire, pour lui, de mettre la lumière sur l’imbrication qu’il existe entre ces deux pôles, sur le perpétuel processus de transaction à l’œuvre qui fait que n’est même plus possible la dissociation de ces deux pôles tant ils sont coextensifs. Cette entreprise de mise à jour et de dénonciation des dissociations existantes s’effectue par de multiples moyens dans l’élaboration philosophique deweyenne. Ces différents moyens à l’oeuvre sont présents dans son livre Expérience et Nature, publié une première fois en 1925 et une seconde fois en 1929 : sont repensés le lien du corps et de l’esprit; les rapports entre les moyens et les fins; les rapports entre ce qui est incertain, irrégulier et dangereux d’une part et ce qui est sûr, régulier et prévisible de l’autre; mais aussi les conséquences morales induites par de telles considérations (tant de thématiques elles aussi nietzschéennes, mais que nous ne pouvons pas suffisamment développer dans ce court essai) . Or ce qui nous intéresse ici dans la perspective de la continuité nietzschéenne qu’il pourrait exister chez Dewey, c’est lorsque ce dernier parle de l’art dans le chapitre 9 de l’ouvrage. L’auteur s’attache dans ce chapitre à montrer qu’il n’y a pas rupture mais continuité entre l’art et l’expérience que l’on en fait, allant jusqu’à esthétiser toutes les parcelles de l’expérience. Il faut comprendre ce geste de désarticulation de l’art à l’objet d’art seulement et de réarticulation de l’art au sujet d’une expérience dans le plan d’ensemble de l’oeuvre. Montrer le lien existant entre l’art et l’expérience est un moyen pour continuer son entreprise générale qui vise à penser la transaction permanente entre l’expérience d’une part et la nature d’autre part. L’art, qui est donc une forme d’expérience, sera en fait un des éléments qui met en relation l’expérience et la nature. Dans l’art, c’est-à-dire non pas dans l’objet artistique mais dans l’expérience esthétique que fait le sujet, se réalise en acte le processus de transaction existant entre l’expérience et la nature. Si on essaye de tirer les conséquences logiques de cette idée, on pourrait dire que l’art est ce qui permet le déploiement d’une vie toujours plus intense dans le sujet qui en fait l’expérience. L’art serait donc l’accroissement des forces vitales qui s’effectue dans ce continuum d’expérience et de nature. L’expérience esthétique permettrait donc l’avènement toujours plus vivifiant de la nature dans l’homme. Nous nous retrouvons ici dans des considérations nietzschéennes qui consistent à faire de l’expérience esthétique un lieu d’avènement de la nature et de la vie dans l’homme, avènement qui se traduit chez Nietzsche par la notion de « volonté de puissance ». Nous nous attacherons donc à essayer de mettre à jour les liens qui pourraient exister entre la pensée nietzschéenne et la pensée deweyenne afin d’en étudier les conséquences et de savoir si l’on pourrait émettre l’hypothèse que la conception de la volonté de puissance aurait pu influencer très indirectement la pensée deweyenne.

1) Le refus de l’absolutisation et de l’autonomisation de l’art au profit de l’association permanente de l’art à l’expérience et à la nature et la vie

Nous devons expliciter la volition nietzschéenne susmentionnée (« mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie »). Ce qui se joue ici, c’est à la fois un rejet et une exhortation. C’est un rejet consistant à ne pas vouloir réduire l’art à une théorie du canon esthétique (qui étudie les tenants et les aboutissants du jugement de goût, par exemple). C’est une exhortation pour passer à un nouveau paradigme, celui d’une physiologie de l’art qui aura pour centre d’intérêt non pas les objets d’art mais la capacité artistique du sujet, de l’être-humain, c’est-à-dire l’étude de ses états de puissance (et d’impuissance) et de l’enrichissement de ses forces vitales. Or l’art est un moyen permettant justement aux forces vitales de se déployer pleinement dans celui qui fait une expérience esthétique. A l’opposé de cette conception de l’art se situe une autre conception que Nietzsche n’a eu de cesse de critiquer : les formes d’art qu’il qualifiait d’ « ascétiques », c’est-à-dire qui avaient pour conséquence non pas un encouragement des forces vitales de celui qui se fait artiste mais tout au contraire un découragement et un affaiblissement de ces dernières. Il pense notamment à l’art de Wagner (et son opéra Parsifal) mais aussi à des philosophes de l’art comme Kant ou Schopenhauer. Ce rejet de l’art ascétique est effectué dans la troisième dissertation de la Généalogie de la Morale, intitulée « Que signifient les idéaux ascétiques? ». Dans le sixième paragraphe de cette dissertation, Nietzsche estime que le problème de l’esthétique kantienne — qui a ensuite été reprise par Schopenhauer avec quelques modifications puis mise en pratique par Wagner — est un problème de point de vue. En prenant comme présupposé que l’art réside dans l’objet artistique (et non dans le sujet), Kant a logiquement fondé sa théorie du beau à partir du regard du spectateur, et non pas du créateur. « […] Kant, comme tous les philosophes, au lieu de viser le problème esthétique à partir des expériences de l’artiste (du créateur), n’a réfléchi sur l’art et le beau qu’à partir du seul « spectateur » et ce faisant a introduit sans s’en aviser ce « spectateur » lui-même dans le concept de « beau » »[4]. C’est pourquoi Kant en vient à définir le beau, dans la Critique de la faculté de juger, comme un objet qui est dégagé de tout intérêt utilitaire et consommatoire que je pourrais avoir de lui. Il distingue dès lors l’objet agréable (qui est bon), celui qui fait intervenir mon désir d’usage et de consommation, de l’objet esthétique (qui est beau) qui n’entre dans aucun rapport d’usage. Nietzsche s’oppose à cette scission entre le beau d’une part et le bon de l’autre, et fait appel à une définition que Stendhal propose du beau pour contrer la théorie kantienne : « Que l’on compare à cette définition cette autre, due à un véritable « spectateur » et artiste — Stendhal, qui nomme à un endroit le beau une promesse de bonheur »[5]. Notons que l’art, chez Kant, procure tout de même un certain plaisir. Cependant, ce plaisir désintéressé se situe aux antipodes du bonheur désirant dont parle Nietzsche citant Stendhal. Ce geste nietzschéen consistant à réintégrer la dimension désirante dans l’art, à surmonter la césure entre l’art désintéressé d’une part et la vie intéressée, utilitaire et consommatoire de l’autre, semble être repris et retravaillé par John Dewey dans le neuvième chapitre d’Expérience et Nature, intitulé « Expérience, nature et art ». Dewey propose une définition de l’art : « ce mode d’activité chargé de significations dont la possession est immédiatement plaisante »[6]. On y retrouve ici la dimension désirante (avec le concept de plaisir) et consommatoire (avec la notion de « possession ») qui était au centre de le pensée nietzschéenne de l’art. A l’inverse, la conception kantienne purement désintéressée de l’art consiste en fait à détacher l’art de la nature et à ésotériser l’art, à l’autonomiser, à le faire entrer dans la catégorie des Beaux-Arts, méticuleusement distinguée de toutes les autres formes de créations. Mais lorsque l’on comprend que l’art est la continuation des tendances naturelles des événements eux-mêmes naturels, et qu’une « perception enrichie d’un plaisir ou une appréciation esthétique est de même nature que la jouissance de n’importe quel objet accompli »[7], alors l’art perd de son autonomie et se réintègre dans la nature qu’il avait artificiellement quittée. C’est pourquoi Dewey déclare que l’art est « l’aboutissement complet de la nature »[8]. Ces considérations sur l’art sont en fait un moyen, pour Dewey, de montrer le processus de transaction toujours à l’œuvre entre l’expérience et la nature. Le syllogisme est le suivant : on sait que l’art est l’aboutissement de la nature. Or tout art a d’abord et avant tout une dimension « expériencale » (l’art ne se situe pas dans l’objet d’art mais dans l’expérience du sujet). Donc l’expérience (qui est le lieu de manifestation de l’art) est l’aboutissement de la nature. La continuité entre l’expérience et la nature est donc restaurée au moyen de cet attribut commun aux deux qu’est l’art. C’est pourquoi Dewey précise à la suite de l’extrait susmentionné qu’effectuer un changement dans la manière de concevoir l’art a des conséquences très importantes : « On en finirait alors avec les séparations qui troublent les manières de penser actuelles : la division de toute chose en nature et expérience, de l’expérience en pratique et théorie, en art et science, de l’art en art utile et beaux-arts, servile et libre »[9]. Il faut donc se détacher de la conception de l’art comme esthétique désintéressée et comprendre la nature désirante inhérente de l’art. L’art, étant avant tout « expériencal », est en relation perpétuelle avec les diverses dimensions de l’expériencer que sont les désirs, les plaisirs etc.

Cette première hypothèse de rapprochement entre la pensée de Nietzsche et celle de Dewey concernant l’art pourrait nous amener à entrevoir une autre sorte de cohérence entre les deux pensées; cohérence qui aurait justement pour point de départ et d’arrivée cette conception de l’art.

2) La volonté de puissance nietzschéenne comme ombre lointaine de la conception deweyenne de l’art

Lorsque Dewey synthétise les dix chapitres de son livre dans la préface de 1929 de son ouvrage Expérience et Nature, il explique qu’il faut comprendre l’expérience comme « un moyen de divulguer les réalités de la nature »[10] et ajoute : « L’expérience n’est pas un voile qui sépare l’homme de la nature; elle offre au contraire le moyen de pénétrer toujours plus au coeur de celle-ci »[11]. Ce résumé du chapitre 1 lui permet donc de rendre claire sa position : l’expérience est un prolongement de la nature, sa continuation. Or pour résumer le chapitre 9, il dit : « L’incorporation la plus élevée, parce que la plus complète, des opérations et des forces naturelles à l’expérience, est réalisée par l’art […]. L’art représente ainsi l’événement culminant de la nature aussi bien que le climax de l’expérience»[12]. On comprend donc que l’art est ce qui permet le mieux à la nature de se réaliser dans l’expérience humaine.  L’image de la montagne pourrait être opportune pour concevoir cela : un versant représenterait l’expérience et l’autre versant la nature. Les deux versants se réunissent au sommet, qui représente l’art : aboutissement de la nature et point culminant de l’expérience.  Or, lorsque Dewey essaie d’étayer sa définition dans les dernières pages du chapitre 9 de l’ouvrage, ce dernier parle d’un « art plein d’intelligence et d’habileté destiné à traiter les choses naturelles de manière à intensifier, purifier, prolonger et approfondir les satisfactions qu’elles nous apportent spontanément » et ajoute : « Au cours de ce processus, que de nouvelles significations se développent et aboutissent à de nouveaux modes et types de plaisirs, voilà ce qui ne manque pas d’arriver comme à chaque fois qu’émerge quelque chose de nouveau »[13]. Il associe donc l’art, ce point culminant de la nature et de l’expérience, à un processus d’intensification des « choses naturelles » et à un élément source de plaisirs toujours renouvelés et réinventés. Or cette mention de concepts tels que l’intensification; la satisfaction et le plaisir; le processus et l’émergence de nouveauté ont un arrière fond nietzschéen. En effet, la notion de « volonté de puissance » développée par Nietzsche — et difficile à appréhender sans retomber dans une conception simpliste consistant à entendre dans un tel concept le désir de pouvoir, ou bien quelconque volonté ou faculté à l’oeuvre — comprend tous ces concepts présents dans la définition de l’art deweyen. Pour définir le plus clairement possible cette notion de « volonté de puissance », nous nous aidons de l’article de Patrick Wotling dans le Dictionnaire Nietzsche, rédigé par de nombreux spécialistes du philosophe allemand, sous la direction de Dorian Astor. La « volonté de puissance » désigne le fait d’être animé par une puissance interprétative. C’est un processus d’interprétation de nature conflictuelle qui a pour but le dépassement des résistances afin d’imposer à la réalité une forme nouvelle, c’est-à-dire de la réagencer. Ces interprétations sont conditionnées par les pulsions (ou « instincts », ou « affects ») qui sont elles-mêmes conditionnées par des valeurs, elles-mêmes créées à partir des interprétations. Ce cercle résume le perspectivisme nietzschéen. Les processus interprétatifs sont partout à l’oeuvre : partout où il y a vie, il y a volonté de puissance. Seulement, cette volonté de puissance s’exerce à des degrés différents et se matérialise in fine soit par une intensification des forces vitales, soit par un amenuisement de ces dernières. Dans les deux cas, il s’agit d’un réarrangement de la réalité  à partir de ses pulsions et au moyen d’un processus interprétatif plus ou moins tourné vers la vie dans ce qu’elle a de toujours plus vivant (il s’agit là d’un perspectivisme idiosyncrasique). La différence s’effectue donc dans la manière dont on crée de nouvelles formes : ces nouvelles formes permettront-elles à leur tour l’intensification des forces vitales, permettront-elles de maintenir une volonté de puissance forte; ou bien au contraire décourageront-elles les forces vitales et affaibliront-elles la volonté de puissance? Lorsque la volonté de puissance consiste en un processus interprétatif d’expansion et d’intensification des forces vitales, alors cela se traduit par un sentiment d’ivresse et de plaisir. C’est la tâche du philosophe d’évaluer ces interprétations et de les ranger dans la catégorie de la santé ou bien dans celle de la maladie. C’est par exemple dans l’art que le philosophe (qui se fait physiologue) peut évaluer les états de puissance ou d’impuissance de l’artiste, sa capacité à forger des illusions bénéfiques pour enrichir ses forces vitales et créer d’autres valeurs que celles ayant mené à la décadence (les valeurs ascétiques issues, selon Nietzsche, principalement du platonisme et du christianisme).  Les vrais artistes donc sont ceux, selon Nietzsche dans le paragraphe 85 du Gai Savoir, qui « glorifient continuellement […] tous ces états et toutes ces choses qui ont la réputation de permettre à l’homme qui les connaît ou les possède de se sentir bon ou grand, ou ivre, ou joyeux, ou en bonne santé et sage. » Il ajoute : « Les choses et ces états d’exception dont la valeur pour le bonheur de l’homme est considérée comme certaine et parfaitement évaluée, sont les objets des artistes »[14]. L’art est donc à la fois ce qui permet d’évaluer l’état de la volonté de puissance de l’artiste mais c’est aussi ce qui permet à la volonté de puissance, c’est-à-dire à cette puissance interprétative, d’être poussée vers toujours plus de créativité et de jouissement vital. Cette volonté de puissance ainsi comprise semble être assez proche de la conception deweyenne de l’art dans son ouvrage Expérience et Nature puisque lui aussi considère l’art, cet « événement culminant de la nature aussi bien que le climax de l’expérience », comme un facteur de plaisir continuellement renouvelé, plaisir résultant de l’intensification et de l’approfondissement des « choses naturelles », que l’on peut assimiler avec les « forces vitales » nietzschéennes.

3) La tache généalogique et critique du philosophe : Dewey comme esprit libre nietzschéen

Si on peut comprendre l’art comme moyen d’accroître les forces vitales chez Dewey et Nietzsche, donc comme manifestation d’une volonté de puissance expansive et intensificatrice, on peut aussi établir un lien entre les deux penseurs concernant le rôle du philosophe. Le philosophe nietzschéen est, on l’a dit, celui qui évalue les valeurs, et ce par exemple dans le domaine de l’art. Or la définition de la philosophie présentée à la toute fin de la préface de 1929 à Expérience et Nature, qui condense tout l’esprit du livre, semble se rapprocher aussi grandement de cette conception nietzschéenne de la tâche philosophique. Dewey déclare : « La philosophie apparaît alors comme une théorie généralisée de la critique. Sa valeur ultime pour l’expérience vitale est qu’elle fournit continuellement des instruments pour la critique de ces valeurs — que ce soit des croyances, des institutions, des actions ou des produits — qui se trouvent dans tous les aspects de l’expérience. Le principal obstacle pour une critique plus effective des valeurs en cours réside dans la séparation traditionnelle de la nature et de l’expérience que ce volume vise précisément à remplacer par l’idée de continuité »[15]. Chez Nietzsche, la continuité entre l’expérience et la nature est justement assurée par ce concept de « volonté de puissance » qui est partout à l’oeuvre dans le vivant (il tente même de l’étendre au monde inorganique et donc à l’ensemble de la réalité dans ses écrits les plus tardifs). La critique des valeurs n’est donc possible que lorsque que l’on prend sérieusement en compte ce principe de continuation et d’imbrication permanent de la nature dans l’expérience. Or, de même que Nietzsche sonde les valeurs de son temps tel un médecin  afin de savoir quelles pulsions se cachent derrière telles ou telles interprétations (la triple métaphore du marteau dans Ainsi parlait Zarathoustra illustre bien cela : le marteau est d’abord ce qui sert à examiner les valeurs existantes, tel un docteur qui teste les réactions des patients en leur donnant de légers coups de marteau sur le genou; le marteau est ensuite ce qui sert à détruire les valeurs qui ont une faible volonté de puissance, c’est-à-dire une puissance interprétative allant à l’encontre de ce qui vivifie; le marteau est enfin ce qui permet de sculpter de nouvelles valeurs sur les ruines des anciennes), de même Dewey effectue ce travail généalogique (c’est-à-dire qui consiste à faire une histoire de la provenance de la valeur étudiée) et critique à de maints endroits les valeurs. Il le fait par exemple dans le chapitre 2 d’Expérience et Nature, intitulé « Précarité et stabilité de l’existence ». Dans ce chapitre, Dewey critique les philosophies qui n’ont pas pris en compte la réalité précaire et instable de l’expérience, et ont préféré la sécurité et la certitude théorique par peur d’affronter empiriquement le caractère contingent de toute chose. Ces philosophies ont donc accordé un privilège à l’un, au permanent, au régulier, et ont dénigre le pluriel, le changement et l’irrégulier. Son diagnostic est formel : « […] on convertit ainsi une morale ou une sagesse inavouée en une cosmologie et une métaphysique de la nature »[16] et ajoute : « la « réalité » devient ce que nous voulons que soit l’existence, après que nous en avons analysé les défauts et décidé de ce qui les éliminerait; la « réalité » est ce que serait l’existence si nos préférences raisonnablement justifiées étaient établies dans la nature de façon si complète qu’elles en épuisent et définissent l’être tout entier, rendant ainsi facultative la recherche et la lutte »[17]. Or la recherche et la lutte est justement ce qu’effectue Nietzsche tout au long de ses écrits pour décrypter les pulsions cachées derrières les valeurs, et c’est aussi ce qu’effectue Dewey à de nombreux endroits de son oeuvre comme nous venons de l’esquisser. Il s’agit d’une lutte interprétative : lutte décisive pour l’avènement des valeurs.

C’est donc à partir d’une ressemblance dans la conception de l’art que nous avons estimé opportun d’essayer de voir jusqu’où (et il resterait de nombreux points à aborder) le rapprochement entre la pensée du philosophe allemand Friedrich Nietzsche et du philosophe étatsunien John Dewey pouvait aller. Ces deux derniers, s’opposant aux conceptions purement passives et désintéressées de l’art, ont essayé de saisir la dimension désirante et jouissive qui réside dans l’art (l’art étant pensé sur le modèle du sujet-artiste et non pas de l’objet artistique). L’art est en fait un point de rencontre, un événement culminant, pour ces deux penseurs de la continuité, entre la nature et l’expérience. L’art véritable est un moment d’intensification des forces vitales et plaisir continuellement renouvelé et réinventé. La méthode philosophique des deux auteurs semble aussi converger en ce qu’elle consiste en une démarche généalogique critique visant à ausculter les valeurs de leur société et les systèmes philosophiques dont elles sont tributaires, et ce afin de créer de nouvelles valeurs. Dewey déclare en effet dans cet ouvrage : « Nous critiquons non pour critiquer mais pour instituer et perpétuer nos valeurs les plus constantes et les mieux déployées »[18]. On retrouve ici une certaine détermination : celle de créer de nouvelles valeurs ou de renforcer certains afin de ne pas tomber dans un  « nihilisme passif » comme dirait Nietzsche, mais de toujours rester dans une posture de « nihilisme actif », c’est-à-dire destructeur et créateur à la fois. Il est toutefois important de noter que la pensée nietzschéenne et la pensée deweyenne sont opposées sur de nombreux autres points, notamment sur l’idée de démocratie, honnie par Nietzsche et fortement prisée par Dewey dans plusieurs de ses oeuvres. De plus, si ce rapprochement entre ces deux auteurs sur la question de l’art semble pertinent pour l’ouvrage Expérience et Nature de Dewey, ce pourrait être plus ou moins le cas pour d’autres ouvrages dans lesquels Dewey théorise sa conception de l’art, notamment dans L’art comme expérience.

Notes

[1] Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, livre IV, §299 (première édition de 1882) éditions Garnier Flamarion, traduction de Patrick Wotling, p.244

[2] Ibid, p.244

[3] Ibid, p.244

[4] Nietzsche Friedrich, La Généalogie de la Morale (1887), Troisième traité : « Que signifient les idéaux ascétiques », Édition Le Livre de Poche, traduction de Patrick Wotling, p.190

[5] Ibid, p.190

[6] Dewey John, Expérience et Nature (1925 et 1929), Chapitre 9 « Expérience, nature et art », Éditions Gallimard, traduction de Joëlle Zask, p.325

[7] Ibid, p.353

[8] Ibid, p.325

[9] Ibid, pp.325-326

[10] Ibid, p.23

[11] Ibid, p.23

[12] Ibid, p.27

[13] Ibid, p.353

[14] Op. cit, §85 : « Le bien et le beau », pp.134-135

[15] Ibid, p.28

[16] Ibid, p.78

[17] Ibid, pp.80-81

[18] Ibid, p.364